45e heure
Il y a certains moments qui comptent plus que d’autres. Le Cervin. Ce matin là, je l’ai aperçu pour la première fois de ma vie. Il n’était pas évident que c’était lui, tout au fond, caché à gauche, autour de tous ces sommets enneigés. Mais j’ai su. Et c’était déjà le plus beau matin du monde. L’ascension du Hannigolp était longue. Nous passions de 1000 à 2100 m d’altitude. Droit dans la pente. Je crois que nous ne nous sommes quasiment pas arrêtés. Bien plus réveillés que la veille. Plus en phase avec le sentier. Rocailleux. Nous avons d’ailleurs rattrapé quelques coureurs.
Le soleil baignait déjà de lumière les cascades à contourner. Le panorama là haut était fabuleux. Le vert des sapins, le blanc des neiges éternelles, le bleu du ciel. Et ce rocher immense, bien que trop penché, était idéal pour une pause kit kat. Enfin… compotes et barres de céréales plus exactement. Sur notre perchoir d’observation, on regardait la vie passer sous nos pieds. Et le froid étant encore bien là à 8 heures, on a poursuivi notre route en descendant par les pistes de ski tranquillement jusqu’au grand gîte de Grächen et son petit déjeuner de rêve.
51e heure
On avait cette insouciance encore ce matin là. Je crois bien qu’on l’a perdu peu après. Dans ce pierrier infini. On riait en descendant vers ce village. Je lui demandais de prendre la pause devant cet immense chalet. On prenait notre temps. Après tout, il n’y avait que 45 km aujourd’hui. Et 4000 m d’ascension. Oui, c’était finalement peu non ?! Je n’avais pas envisagé que la trace réserverait quelques surprises et aussi pas mal de kilomètres en plus sur ce secteur. Une fois la zone industrielle passée et les blagues épuisées (presque !), nous avons repris notre bon rythme en montée. C’est fou comme deux heures de sommeil peuvent vraiment tout changer.
Le soleil est intense, brûlant. Il n’aime pas trop ça. J’adore. Le yin et le yang. Ou comment deux opposés peuvent être si complémentaires. Les petites chapelles nous donnent le tempo. Tous les 100 mètres d’ascension. Et le ravitaillement de Jungu après près de 10 chapelles permet de se détendre un peu à mi parcours de ces 1800 mètres à gravir. Les bénévoles nous préviennent, le col est encore loin. Après un très long pierrier. Et ils ont compté non pas 7 mais 10 km en balisant.
Nous sommes bien au niveau de la barrière horaire mais il faut rester vigilants. Pas de place pour les défaillances. Je remarque en effet aujourd’hui que nous ne creusons pas l’écart avec ce cut off, cette horloge qui nous suit. Alors même que nous avançons mieux qu’hier. Cela m’interroge. Le corps répond bien aux sollicitations. La cadence est bonne. L’ice tea aussi. On se chouchoute les pieds avec sa crème anti frottements. Et on part à l’attaque de ce pierrier.
L’ascension en plein cagnard est éreintante. Les micro siestes dans le peu d’ombre qu’il y a, infructueuses. Quelques rencontres de randonneurs qui sont à contre sens. La vue est dégagée. On contourne toute la montagne et l’horizon est sublime à perte de vue. Un lac très loin en bas. Des glaciers. Et ce pierrier qui apparaît. Immense. Silence. Chaque pas doit être réfléchi, mesuré. Au loin, un col. Le Col d’Augstbordpass. Brut. Minéral. Infernal. Nous formons à présent toujours ce petit groupe à vue. Toujours les mêmes. Charles. Cindy. Wee. Le couple chinois. Et ce malais qui vomit tout le temps et blacklisté sur tous les registres médicaux aux ravitos, qui pourtant repart et terminera la course. Que j’ai affectueusement surnommé Vomito. Quel type ! Nous y voilà. Là haut. 2889 m d’altitude. L’après-midi est déjà bien entamée. On se regarde. Allez, il ne faut pas trainer…
56e heure
Il est hors de question qu’on se fasse arrêter. On ne va pas se laisser emmerder par une barrière horaire. A Bluomatt, l’atmosphère a changé. 1867 m d’altitude. Une ferme. On vient de dévorer miraculeusement des salades et sandwiches sushis que mes parents nous ont apportés. On vient de réaliser qu’on repartait avec à peine une heure d’avance. Que l’étau se resserrait. Alors OK. On est prêts. Jour 3, tu veux jouer ? On va jouer. On ne va pas se laisser emmerder par cette barrière horaire. Bordel ! Il y a cette lumière dans son regard. Je vois qu’il est prêt pour le combat lui aussi. Et ça me plaît.
En montée, je reprends les commandes au début. J’ai accéléré. Je suis une furie intérieurement. Je sens l’énergie qui monte en moi. En peu de temps, on a dépassé les quelques coureurs repartis une dizaine de minutes avant nous. Je sais que je grimpe bien. Il grimpe bien lui aussi. J’essaie d’écouter son rythme, de ne pas faire plus, trop. De ne pas me laisser emporter par cette rage qui a fait son apparition en moi. Je ne pensais pas devoir lutter. Mais s’il le faut, je suis prête.
Il repasse devant. C’est lui qui fait la trace à présent. Plus on prend de l’altitude, plus la magie opère. Nous jouons avec le soleil. Il finira par gagner et disparaître juste dans les derniers mètres de l’ascension. Mais auparavant, on a côtoyé ces 4000. Ils sont là. Les glaciers. Tout prêts. On sent leur fraîcheur. On est juste à côté. Avec eux. Comme seuls au monde. La lumière rose du coucher de soleil vient tout à coup se refléter en une ligne parfaite sur la chaîne montagneuse en face de nous. Il est 20 heures. C’est beau. C’est doux. C’est grandiose.
Je le rejoins au passage du col. Forclettaz. 2866 m. Toujours hypnotisée par cette vallée d’où l’on vient. Et ce Cervin qui est là. Je le vois encore. Je n’ai pas pu m’empêcher de le regarder à chaque pas dans la fin de l’ascension. De sourire. Les larmes coulent ici. Toute cette beauté. Il me dit de tourner la tête. Et là, de l’autre côté, cette autre vallée. Tous ces pics dans le noir surplombés par ce profond halo rouge du soleil qui disparaît. Sommet. 20h40. Le meilleur moment pour être là. Le présent est un cadeau. C’est pour cela qu’on l’appelle ainsi, non ? Merci la vie.
61e heure
Un poulet curry. Avec du riz. Je le mange calmement. Avec mes yeux rouges piqués par la lumière. Je n’ai pas pu dormir sur ce lit de camp. Trop de courbatures. Aux hanches, aux jambes. Mon omoplate est toujours douloureuse. Je ne savais pas dans quelle position me mettre. Pendant près d’une heure, j’avais froid et chaud en même temps. Je grelottais. Alors j’ai ouvert les yeux et je l’ai regardé dormir à côté. J’ai regardé tous ces coureurs épuisés dans le gymnase. Les jambes en l’air contre un mur, les pieds dans les mains du podologue. Ceux qui mangeaient en discutant car ils savaient qu’ils n’auraient pas le temps de se reposer. A cet instant, je mange moi aussi. Et je me reconcentre sur ce qui nous attend. L’avance s’est réduite mais on l’a eu cette BH. Malgré tout. Je n’ai pas eu peur d’être mise hors course, mais j’ai eu peur de ne pas avoir le temps de nous reposer. On en a un peu quand même. Quand je me remets debout et que je marche pieds nus dans cette grande halle, je n’ai plus mal nulle part. Il faut que je marche pour être bien. Un comble.
Milie ? C’est où Zinal ? On en rit un peu mais cette descente a été vraiment atroce. On pensait avoir fait le plus dur en mettant à peine deux heures pour faire le kilomètre vertical à la tombée de la nuit. En fait on aura mis bien plus de temps pour atteindre Zinal. Incompréhensible. Tout le monde est d’accord pour dire qu’il y avait bien plus que 7 km depuis le dernier ravito de Tsahelet après le col. Le plus terrible a été de voir ce panneau de la course Sierre Zinal indiquer : Zinal… 4 km ! Non !! On pensait être arrivés. Les lumières en contrebas ? Zinal ? Pas Zinal ? Il pète les plombs. C’est l’heure. Je prends sur moi. Sans un mot. Chaque soir, chaque nuit, c’est la même histoire qui se répète. Une histoire sans fin. La descente vers la base de vie est un calvaire. On pourrait croire qu’on va s’habituer, mais non. C’est même de pire en pire. Où est cette foutue base de vie ? Zinal ! Il va y avoir des coureurs hors délai cette nuit…
En tous les cas, une chose est sûre dans mon esprit à présent. C’est que je veux aller au bout. Comme une évidence. Non négociable. Je me demandais comment j’allais aborder tout ça en arrivant en Suisse. Si j’allais trouver un sens pour avancer. Et puis là, au km 158, je me dis que je vais terminer cette course folle. Que j’en suis tout à fait capable. Et j’en ai terriblement envie. Dans ma tête, je visualise de plus en plus cette arrivée au Bouveret avec lui. Je trouve ça beau. De partager ça. Cela fait plus de 48 heures qu’on vit cette course ensemble et nous n’en avons jamais parlé. Nous vivons au jour le jour et “à la nuit à la nuit”. Car là, il est 1 h du matin et on se prépare à repartir. Affronter le noir. Là où tous les doutes viennent et rodent autour de nous. Là où on ne voit rien d’autre que ce que l’on ressent. Là où tout se joue.
66e heure
Il faut rester concentrés. Sinon on perd le sentier. Les croisements sont pourtant évidents mais la fatigue nous joue des tours et nous détourne du bon chemin. Alors inlassablement, on doute, vérifie la trace GPS et se replace sur notre voie. Et on monte. Dans le noir. D’abord dans la forêt. Puis sous les télésièges. Scène irréelle. Je voudrais briser cette vitre. Cette petite cabane de remonte pente. Me mettre à l’abri et dormir. Non. Il faut continuer. Toujours avancer. Sur ce domaine skiable. Les yeux fermés.
Il est devant. Un peu au-dessus. La pente devient violente. Certains zigzaguent en bas. Tant l’inclinaison est brutale. Je vois les frontales. Un mur. Je monte tout droit. M’appuie sur mes bâtons. Un pas les yeux ouverts. Dix pas les yeux clos. Ça ne s’arrête jamais de monter. Jusqu’à Sorebois. 2871 m d’altitude. Nous venons encore de faire 1200 m d’ascension non stop au beau milieu de la nuit. Cette nuit qui dure toujours. Ces heures qui passent au ralenti. Où l’on ne voit rien. Où le froid nous envahit de plus en plus. Où le manque de sommeil nous rend fou. Il y a ce craquement sous nos pieds là haut, quand on bascule dans la descente qui nous amènera à 2200 m. L’herbe est blanchie et gelée. La vigilance et le rythme plus rapide nous réveilleront un peu. Jusqu’à la prochaine ascension. Vers le col de Torrent à 2899 m.
Un feu de camp, une table, un banc. Deux bénévoles. Et notre petit groupe de coureurs. Toujours les mêmes. Ce photographe chinois surexcité et attachant, Wee. Ce couple de chinois souriants et expérimentés. Palmira, guerrière et déterminée, un peu chancelante en arrivant cette nuit là. Et Charles, le grand gaillard en short par -10 degrés ! Tous frigorifiés. Ce café paraît irréel. Cette scène est irréelle. Tous silencieux. A attendre que le jour se lève enfin. C’est pour cela que je suis ici. Pour ces instants hors du temps.
Il repart devant pour ne pas prendre froid. Je reprends un café qui refroidit trop vite. Je le suis peu de temps après. Toujours ce même pas. Jamais bien loin l’un de l’autre. Et peu à peu, l’horizon qui se dévoile. Un lac d’altitude, des cimes, une croix tout en haut. Le champ d’étoiles laisse peu à peu la place à un champ de pierres. Une ligne orangée réchauffe ce bleu froid. Col de Torrent. L’intensité du moment. Le sommet. Le soleil qui réapparaît et illumine les crêtes. Ces quelques minutes offertes à nous, seuls, là haut. Comme hier soir, le moment parfait. Il ne fallait pas être assis sur cette poutre de bois, ni avant, ni après 7 heures. En quelques minutes, le jour est là et baigne tout notre univers. Victoire. Jour 4. Descendons !
70e heure
Le paradis. La douceur. La sérénité. Je ne dors pas. Mais je suis si bien que c’est encore mieux. Sous la petite couverture dans ce lit superposé. A écouter les bruits tout autour de moi. A ressentir la chaleur du soleil monter derrière la fenêtre. 30 minutes pour renaître. Pour ralentir. Il y a des endroits comme celui là où tout est simple. Où l’on pourrait rester toujours. Evolène. Km 180. Nous sommes tous les quatre avec Yiya et Jianbing, le couple chinois, dans cette chambre de la petite auberge. Charles dort dans celle d’à côté. Nous avons vaincu la troisième nuit. Eprouvante. Glaciale. Terrible. Nous profitons de ce cocon. Comme coupés du reste du monde. Il se réveille. Tout le monde se réveille. On sourit. Poursuivons.
74e heure
Deux enfants. La vie est un jeu. Les randonneurs sont ébahis quand on les double. 800 mètres de dénivelé en moins d’une heure. Jusqu’à Chemeuille. Sous la chaleur de 11 heures. On garde le rythme, pas trop vite, régulier, et on ne s’arrête pas. OK Milie ? Oui bien sûr. Et puis finalement non. Il a accéléré. Pour voir. J’ai suivi. Pour lui montrer. Et on s’est mis à jouer. Je voyais bien qu’il voulait me semer. Je le gardais dans mon viseur. Le laissait prendre de la distance puis recollait. Il y avait quelque chose d’animal entre nous à cet instant. Qui est le prédateur ? Qui est la proie ? Un coup d’oeil sur moi derrière. Coucou, je suis encore là ah ah. Ça m’amuse tellement. Je suis bien. Je me sens bien. On fait du trail ! Au milieu de cette longue randonnée. Pour se souvenir qu’on n’est pas seulement endurants mais qu’on a aussi un peu de cardio s’il le faut. La vie est un jeu. Le trail est un jeu. La Swiss Peaks est un jeu !
Après la cabane de Chemeuille, on a quand même ralenti. Car avec près de 200 bornes et 75 heures dans les jambes, ce n’était peut être pas très raisonnable. D’autant qu’il a eu un coup de mou au ravito avec cette chaleur qu’il ne supporte pas. Je m’en suis voulue d’avoir suivi et provoqué cela. Deux têtes de mules qui s’entraînent dans les bêtises !
Peu à peu, après une longue marche d’approche, on est ensuite montés jusqu’au col de la Meina. Au pied de cette croix. A dominer les étangs, les alpages, les nuages et à basculer dans le pierrier de l’autre côté. Avec cette vue incroyable sur le barrage de Grande Dixence, vers notre 4e base de vie ! A manger des bonbons.
76e heure
J’ai cuit pendant toute la descente. Les rayons nous frappent de plein fouet dans ce pierrier. Il n’y a donc jamais de plat sur cette course… Le pied toujours sollicité. Ça tape. Ça glisse. Ça roule. De la poussière aussi. Plus bas. En forêt. Des virages. Toujours aussi interminables. Mais cette fois-ci, l’arrivée à la base de vie doit se faire de jour. Car la BH décale de plus en plus. 20h30 à présent. Il n’est que 16h30. Et on ne devrait pas tarder à arriver. Même si on prend la direction opposée au barrage en fond de vallée. Bizarre… Sûrement pour traverser le torrent.
Vous savez ce que c’est le bonheur ? C’est de sentir et de commander une pizza dans ce petit stand en bord de route. Et nous ne sommes pas les seuls à jouer les goulus ! Tiens. Ne serait-ce pas nos épicuriens du refuge de lundi midi ? Hi hi toujours les mêmes à profiter des petits plaisirs de la vie. Allez zou ! Direction le barrage là haut ! On n’est pas encore arrivés…
80e heure
Je ne voulais pas me lever là. Vraiment pas. On n’a pas eu beaucoup de temps à cette base de vie. Un peu plus de deux heures. Et là, la lumière tombe doucement et il va falloir repartir. Allez lève toi me dit-il. Je suis bien. Tu crois que je peux emmener la couette ? Elle est tellement parfaite. Il est 20 heures passées. On a pris une douche, rechargé nos sacs. On a profité des moments tranquilles avec mes parents. Qui sont comme notre phare chaque jour. Qui nous attendent et nous guident à l’approche du port. Nos visages sont de plus en plus burinés par le soleil, cernés, marqués par l’effort. Mais on tient debout. Ensemble. De plus en plus, on ne pense plus que pour un. Même dans les bases de vie, on fait les choses pour deux. On n’est jamais très loin l’un de l’autre. Plus qu’une équipe, une cordée. Le mot le plus juste pour qualifier ce que l’on est en train de vivre.
Et là, il est 20h30 et la base de vie va fermer. Nous sommes une dizaine à avoir décidé de partir au dernier moment. Pour prendre le maximum de repos. Et jouer à flirter avec le temps. La nuit tombe. Le barrage disparaît. L’horizon n’existe plus. Nous revoilà dans la nuit. Sans savoir encore que ce sera la plus difficile de l’aventure.
84e heure
Y a-t-il quelque chose de plus beau à contempler que ce ciel rempli d’étoiles que l’on aperçoit à l’extérieur dans l’entrebâillement de la porte de la tente ? Couchés. Epuisés. Et surtout frigorifiés. Cette scène est irréelle. Une de plus. Il doit être minuit. On vient d’atteindre le poste de ravito de Grand Désert au km 207. Une petite tente plantée au milieu du grand rien. Perdue dans le noir sublime et effrayant de cette nuit qui ne fait que commencer.
Nous avons ri et chanté en bas. A ressentir ce barrage, l’eau tout prêt à côté. A imaginer cette étendue immense perchée à 2500 mètres d’altitude. Et puis rapidement, on s’est tu et plus un mot n’est venu perturber l’instant. Monter. Toujours monter. Au milieu de ces rochers, de toutes les formes, de toutes les tailles. A chercher l’équilibre. A tenter de traverser ce chaos. A lutter contre le sommeil. Ces yeux qui ne veulent que se fermer. Et ce corps qui ne doit qu’avancer.
Le ballet des hallucinations va pouvoir commencer. Les sensations se mélangent. Il est là, toujours devant. Je l’observe. Je sais qu’il n’est plus vraiment là lui aussi. Que nous sommes devenus deux solitudes dans l’immensité. Et pourtant je sais qu’il est là. Et qu’il sera encore là demain. Plus que tout cette nuit là, je ressens cette corde virtuelle qui nous relie.
Nous perdons peu à peu de vue les autres coureurs de cette expédition nocturne. Seuls deux ou trois doivent être derrière nous quand on arrive à la tente. Un café chaud à l’intérieur, à l’abri du vent, en confirmant au bénévole que Palmira s’est en effet arrêtée dans une petite cavité pour dormir. Les gars devant s’inquiétaient pour elle et l’ont signalé. Peur de l’hypothermie. En la voyant s’installer en haut du col de Prafleuri à 2966 m d’altitude, j’ai trouvé ça plutôt normal au contraire. A l’abri. Avec sa couverture de survie. Raisonnable et intelligent. Car les moments de faiblesse doivent être contrôlés là haut. Percevoir le danger avant de tomber. Mais du coup, à présent, je m’inquiète aussi. Quelqu’un va partir vérifier et la chercher.
Il fait de plus en plus froid. Rapidement, nous décidons de nous reposer un peu dans la tente. D’essayer de dormir. C’est à ce moment qu’on aperçoit ce ciel magique. La voie lactée. Il y a une couverture. On nous met une bâche sur nous. Je me dis, voilà, nous sommes morts, bienvenue chez le légiste. Je n’ai même pas le courage de lui faire la blague. Et j’ai froid. Il respire fort. J’ai froid. J’ai tellement froid. De plus en plus. Je grelotte. Je ne peux plus m’arrêter de trembler. J’essaie de prendre un peu de sa chaleur. A chaque geste, le froid s’engouffre sous la bâche et me pénètre de plus en plus. Je ne peux pas dormir. J’ai mal à l’épaule. Détends toi Mimi.
On finit par rouvrir le compartiment de la tente, remettre nos chaussures, reboire un café et je réalise peu à peu que je suis là haut. A 3000. Dans une tente. Je pense au Népal, à l’Aconcagua. A cette minéralité des altitudes. Il est temps. Allons y.
88e heure
Cette cabane. Enfin. Notre cocon. Notre abri. Un cadeau. La nuit a avancé. L’enfer s’est déchaîné. Dans ce grand désert, dans ces passages de névés, ces pierriers, ces rochers, de petites voix me chuchotaient à l’oreille. Il y avait toujours ces bruits de bâtons et cette petite voix qui me parlait. Derrière moi. Alors qu’il n’y avait que lui. Devant. Jamais personne d’autre. Je le perds de vue dans l’immensité obscure et je prends peur. Attends moi, ne me laisse pas avec eux. S’il te plaît. Les formes et les mots sur les rochers. Des dessins. Quelquefois réels. D’autres fois non. Que s’est-il passé là haut ? Qu’a voulu nous dire la montagne ?
Le supplice se poursuit pendant des heures. Il s’agit de descendre sur des arêtes rocheuses, des éboulis infinis, où les bâtons deviennent nos ennemis et ne nous servent plus à rien. C’est par instant très engagé. A flanc. Vertigineux. Ça ne s’arrête jamais. On enjambe le chinois qui est allongé en plein milieu sur les rochers. Il se demande ce qu’il fait là, sur ce sentier aérien. Hurle qu’il n’a jamais vu ça de sa vie. Ce type a déjà fait plusieurs fois le Tor des géants et la PTL et il se demande ce qu’il fait là ! Il est sérieux là ?!
Et puis tout à coup il y a des chaînes fixées à la paroi. Pourquoi ? Je comprends immédiatement. Le vide est là. Juste là. Si prêt. Mes yeux sont soudain bien ouverts et ma vigilance maximale. La dangerosité de cette section qui ne s’arrête plus après le col de Louvie m’a réveillé. L’instinct de survie probablement. Je m’assure qu’il marche droit et qu’il tient les chaînes. Il peste de temps en temps. Ça me rassure. Tout est sous contrôle. Et il avance toujours.
J’ai cette impression très troublante d’avoir déjà vécu cette scène. Tout. De connaître cet endroit, cette descente. Après plusieurs heures, nous atteignons enfin des lacets qui descendent un peu. Puis une cabane, plus bas. Où nous décidons de stopper. Epuisés. Vidés. Anéantis par cette nuit sans fin.
90e heure
Il faut se barrer d’ici. Allons nous en. J’ai prononcé ces mots. Et pourtant je ne veux, je ne peux pas bouger. J’ai si froid. Je tremble. Cela fait une éternité que je tremble. L’eau. Cette cascade toute proche. Derrière ces épais murs en pierres. L’humidité dans l’air. Notre cabane. Si seulement il y avait une cheminée comme dans mes petits abris de berger dans les Pyrénées. On grelotte. Sur cette grande planche de bois, sur et sous nos ponchos. Gelés, on avait même sorti la couverture de survie. Je l’entends s’assoupir. J’ai si froid. Et qu’est ce que c’est que ce truc phosphorescent au dessus de moi sur la poutre du plafond ? Je délire peut être. J’ai tellement froid. Attendre le jour. Arrêter de trembler. Non, c’est impossible. Il faut partir d’ici. Sortir et bouger.
J’arrive enfin à me lever et remets mon sac sur mes épaules. La douleur est de plus en plus intense. Il ouvre la porte et sort. Je sens le matin qui arrive. Il ne fait pas plus froid dehors. Il commence à faire jour. Notre cabane. Au revoir. Nous partons. De nouveau sur ce sentier pierreux. Et tout à coup, de la magie dans l’air… Nous contournons ce lac aux premières lueurs du jour. Les yeux perdus entre reflets et réalité. La nuit a été terrible. Mais elle est là haut. Derrière nous. A présent, nous descendons. Comme une renaissance. Nous laissons nos fantômes et nos peurs. Nous allons rejoindre Planproz. Une nouvelle page à écrire. Jour n°5.
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Quel récit, quelle écriture Emilie. Je continue de prendre mon temps pour savourer encore plus ma lecture. C’est tellement fou. Et quelle expérience unique, gravée avec jamais avec lui. Vous garderez cette grande expérience pour toute votre vie, l’un, l’autre, unis à jamais avec ce que vous avez vécu. C’est vraiment beau, franchement. Je crois me souvenir dans ton premier volet d’écriture que vous vous êtes retrouvés par hasard en quelque sorte, ensemble sur le chemin ? C’est tellement beau d’avoir pu partager une telle épopée et de continuer à le partager, avec vos souvenirs, ad vitam eternam.