127e heure
Le serre file nous a prévenu ce matin que l’ascension vers le col de Susanfe était l’une des parties les plus techniques de la course et qu’en cas de mauvais temps, cela pouvait être dangereux. Que dans ce cas, il valait mieux rester groupés. Nous n’avons pas oublié ces mots. C’est pour cela qu’on est repartis assez tôt de l’auberge. Il nous restait 1h30 avant le cut. Mais nous souhaitions passer le col de jour. Les nuages rentrent petit à petit. Le vent commence à nous fouetter le visage, seule partie de nous découverte à présent. Nous marchons vite. À vue il y a l’autre chinois, qui vit au Canada, un peu devant nous. Derrière en bas, le couple chinois, Wee et Cindy.
Le soleil tombe peu à peu derrière les cimes. Plus on prend de l’altitude, plus la végétation disparaît, pour finalement ne laisser place qu’à un immense chaos de pierres, de rochers détachés de la montagne et de neige. On pénètre au fond. On cherche la trace. Le lac en bas est encore baigné de lumière, mais peu à peu se couvre d’ombre. Je m’amuse à chercher un passage dans cette immensité. Face à nous, des murs de roches. Et si ce n’était pas balisé Emilie ? Par où passerais tu ? Lis cette montagne. Lis en elle. Je continue d’apprendre. Mon expérience n’en est qu’aux prémices après tout.
Il faut monter droit devant dans la paroi rocheuse équipée d’une main courante, de chaînes. Nous sommes sous le charme. Partout où l’on regarde, c’est incroyable. Le massif des Dents Blanches, la haute cime, le bassin de Salanfe. Une merveille. Voilà. Mon instant. Ce moment qui change tout. Il n’y avait rien de plus beau que cette ascension. Engagée. Vertigineuse. Puis lunaire. Sous le vent violent et dans les gravats du col, je suis à ma place. Émue. L’intensité. Et cette crête…
Il file devant pour redescendre. Il a l’air minuscule au milieu des schistes dans les nuages et l’infini. J’ai un sourire béat sur le visage. Qui durera jusqu’à la cabane nichée à 2100 m d’altitude. Je vis mon moment. Je sais que je n’oublierai pas cette fin d’après-midi. Ce refuge. Il est écrit « Grand choix de sourires à l’intérieur ». Alors j’entre. Et il n’y avait pas de publicité mensongère. Je me sens immédiatement bien. Au chaud. Ces cabanes d’altitude me font toujours l’effet d’un cocon de protection au milieu de ces horizons aussi attirants qu’hostiles. Le gardien est un amour. Lui aussi. Oui, tout le monde est amour ici. Car tout est simple et beau. Et il y a du chocolat. J’ai ce sentiment qu’il me faudra revenir ici. Y passer du temps. J’aime ces endroits là. Les relations qu’on peut y tisser. Y refaire le monde. Là-haut. Au dessus de tout. Oui je reviendrai. Mais pour l’instant, il nous est recommandé de ne pas traîner si l’on veut atteindre la zone dangereuse avant la nuit.
130e heure
10 km et 1000 m D- pour atteindre Champéry. Et cela fait près de trois heures qu’on a quitté la cabane des sourires. Et on n’arrive toujours pas. Cherchez l’erreur… bordel ! Il y a longtemps que j’ai débranché mon cerveau. Peut-être à Oberwald il y a cinq jours. Mais lui, là, il pète un plomb. Ses pieds le font souffrir. Il en a assez de ces descentes, de ces détours inutiles pour arriver à cette sixième base de vie. À quoi bon ? Je ne souris plus. Je n’aime pas ces moments-là. J’essaie de ne pas entendre ses complaintes. Ai-je le droit de hurler ? De le gifler ? De lui demander de se taire ? J’avance. Garder cet équilibre. Le yin et le yang.
Une fois de plus, la nuit est tombée et les difficultés sont arrivées. Nous étions prévenus. S’il pleut, c’est l’enfer. Il ne pleut pas. C’est l’enfer quand même. J’avais de l’énergie à revendre aujourd’hui. Je suis vidée à présent. Ce Pas d’Encel, il n’était pas seulement technique, il était exposé, sur des vires avec des chaînes pour se sécuriser. Il faisait jour au début, on a eu le temps d’apercevoir le vide. Puis la nuit était déjà là. Attention maximale. Ne pas glisser. Il ne s’agit pas de dormir ici. Une section très montagnarde, très engagée. Nous y voilà. La pire que nous ayons eu je crois. Mes mains ont le goût du métal tellement je m’agrippe à ces chaînes. Et cela ne s’arrête jamais. Un oeil l’un sur l’autre. Sur ses choix. Cette fois-ci on est tout proches.
Peut être une heure plus tard, on finit par quitter cette zone. Épuisés. Suivront des chemins en sous-bois, des faux plats, une passerelle suspendue immense où l’on entend l’eau très loin sous nos pieds. Encore des chaînes. Non. Je ne veux plus. Je suis trop fatiguée. Et ce vide. Toujours. Vigilants. A flanc de paroi. Et on descend. 900 m d’altitude. Des lumières au loin. On tourne en rond. Les fanions toujours là. La trace GPS toujours là. Trois derniers kilomètres. Il faut que ça cesse. Pour lui. Pour moi. Pour nous.
133e heure
1h15. C’est une blague ou quoi ? Mimi qu’est-ce que tu fabriques là ? T’es complètement siphonnée de la tête ma pauvre ! On t’a perdu là ! Retourne te coucher hi hi. À minuit et demi, on se couche dans l’un des dortoirs du gymnase de Champéry. Réveil à deux heures. OK. Parfait. Je sombre en un instant. Et je me réveille. Quelqu’un se lève. C’est lui. Je crois qu’il me parle. Je peine à reprendre mes esprits. Je finis par m’asseoir. Force mes paupières à rester ouvertes. Puis je me lève. Direction la lumière vive des sanitaires pour revenir parmi les vivants. Cela doit faire 15 minutes. Ça y est. Je file dans la grande halle le retrouver. Personne. Bizarre… Où est-il ? Je débranche mon portable de ma batterie externe. 1h15. Mais bordel je suis cinglée ! Ça fait 15 minutes que je me réveille pour rien hi hi ! Retour au dortoir. Il est là. Il dort. Allez j’y retourne. N’importe quoi cette nuit…
136e heure
J’ai dévoré deux énormes parts de hachis parmentier. Je me sens toujours aussi bien au niveau de l’alimentation. Je mange et bois ce qui me plaît. Tout passe normalement. J’ai même une faim de loup. Finis les problèmes sur les ultras. Plus c’est long, plus ça se passe bien. Étrange. Mais plaisant. Une part psychologique sûrement car je ne stresse plus du tout. Et un rythme légèrement plus lent qui me correspond mieux. Toujours pas de bobos aux pieds ou de douleurs anormales. Mon épaule me fait beaucoup moins souffrir. Mon stratagème et sa mise au repos forcé ont l’air d’avoir été efficaces. Je masse ma plante des pieds régulièrement. Quand on repart de cette dernière base de vie, on sait que la prochaine sera notre lit. L’aventure bascule dans son dernier chapitre. En quittant Champéry, on le sait.
La nuit est déjà bien avancée. C’est aussi très agréable de savoir que le jour se lèvera dans trois heures. Que l’on n’aura pas à lutter avec nos yeux et nos visions étranges trop longtemps. On rit. Comme souvent. Mais là, peut être plus fort que lors de n’importe quelle nuit. Musique. Il a la voix si rauque et grave depuis deux jours, de plus en plus, que c’est un sujet idéal de fous rires et de choix musicaux. Barry si tu nous entends, merci. Un gars du 170 km parti la veille nous a doublé en bas. Rapide. Mais finalement pas tant que ça. Il est deuxième. Le premier a filé rapidement à Champéry. Arrivée départ de la base de vie en seulement 10 minutes tout au plus. Nous on s’en fiche, on rit. Et on monte notre petit kilomètre vertical sous les étoiles. Tiens c’est à droite. Ah non c’est un chat. Deux points lumineux dans le noir. Des yeux. Tout autour. Et c’est reparti. On rit.
138e heure
On ne rit plus. Mais alors plus du tout. C’est quoi cette histoire ? Une blague ? Qui a eu l’idée de nous faire passer ici ? Sur cette arête rocheuse. Des chaînes. Encore. Pas bon signe. Dans le noir, je voyais bien que le vide était là, juste là. Il suffirait d’un moment d’inattention. C’est glissant par endroit. Je m’agrippe. Il trébuche. Très légèrement. Mais ça suffit pour me retourner les tripes. Est-il endormi ? Je n’ose pas lui parler. Ne veut pas qu’il se retourne. Il risquerait d’être déséquilibré. J’ai le cœur qui bat fort. Je suis concentrée comme jamais.
Après plusieurs dizaines de minutes et autant de fausses joies à chaque nouvelle section à découvert, nous redescendons. Ça y est, on bascule. C’est terminé. On se regarde. Je suis liquéfiée. Cela ressemblait un peu à notre dernier assaut. Mais il nous reste plus de 50 km à parcourir. La route est encore longue.
Arrivés au chalet de Chaux Palin, sans forces, un peu gelés, nous restons subjugués par l’horizon. Le ciel étoilé laisse place peu à peu à un halo rougeoyant posé sur le noir profond des crêtes et éclairé par cette lune incroyable. Peu à peu, le halo illumine le ciel et le bleu nuit se transforme en un océan de teintes. La nature nous fait ce dernier cadeau. Car nous le savons. C’est le dernier lever de soleil sur la Swiss Peaks. Et nous allons dormir dans la petite cabane que le bénévole nous ouvre. La vie est belle.
140e heure
N’oublie jamais que tant que tu n’es pas arrivée, tout peut arriver. Souviens-toi de ça. Toujours. Je monte. Un pas après l’autre. De tous petits pas. Minuscules. Lents. C’est effrayant. Que se passe-t-il ? C’était trop facile c’est ça ? Je souffre. J’ai cette douleur apparue au réveil dès que j’ai relevé mon corps. Aiguë. À l’estomac. Au ventre. Je ne sais même pas la situer. Des brûlures peut-être. Horrible. Permanente. Qui me plie en deux. Dans la cabane, impossible de me lever. Tout me passe dans la tête à cet instant. Je veux qu’il parte, qu’il me laisse. Si je n’arrive pas à avancer, je ne veux pas qu’il reste. Et pourtant je veux aussi qu’il reste. Ensemble. Il comprend que j’ai mal. Je me plains peu. Mais là, je n’arrive même pas à faire semblant en sortant du chalet. J’ai peur. Qu’on m’arrête. Qu’on voit que je souffre. C’est anormal. Et comme je n’ai jamais eu ça, j’ai peur. Il est là. Mais ne peut rien faire d’autre. J’arrive à peine à marcher et me tenir droite. Il y a Charles. Et les chinois aussi, ils attendaient leur tour pour dormir.
Je monte vers les Mossettes. Au ralenti. Abattue. Pourquoi ? Et si tout s’arrêtait là ? Si je n’y arrivais plus ? Si même si j’essayais, ce rythme ne me permettait pas de passer les barrières horaires ? Y en a-t-il encore d’ailleurs ? Ça suffit. Respire. Avance. Même si c’est petit et lent. Respire. Je gonfle mon ventre au maximum. Je parle à ma douleur. Je décide tout à coup de faire un truc étonnant. Je lui parle tout haut. Je fais un deal avec elle. Je lui dis OK reste là si tu veux, mais dans 30 minutes j’aimerais que tu t’en ailles. Tu ne peux pas être là. Et puis reste ici dans mon ventre si tu veux. Mais ne prends pas toute la place. Laisse-moi marcher. Avancer. Monter. Je le découpe ce mal, l’enferme en quelque sorte. Le médicament qu’il m’a donné ne marchera pas, je le sais très bien, c’est un placebo, je travaille avec des pharmaciens. Mais ça va aller. J’ai fait un deal après tout…
Au sommet, la douleur s’estompe peu à peu. Je souris de nouveau. Légèrement. Surtout quand il décide de faire notre photo du jour à ce moment-là. À charge de revanche. Tu me le paieras hi hi. Et ce lac. Dont l’eau reflète ses rives verdoyantes et le bleu pur du ciel. Si clair qu’il fait encore très froid à 2000 m d’altitude. Il est 8h30. La journée commence.
145e heure
Ce qui se passe au Bec du corbeau reste au Bec du corbeau. Enfin peut être pas tout, non ?! Allez revenons à nos moutons puisque je n’ai plus mal au bidon. Je ne suis pas si mauvaise dealeuse finalement hi hi. Heureusement car la descente va être surprenante. Technique. Impraticable. On croirait ces ravines de la Réunion. Un vrai chantier. Notre nouvel obstacle. 10 km à ce rythme et on va finir par jouer de nouveau avec le serre-file ! Plus bas, cela finit par s’améliorer. On peut même trottiner un peu. Il y a cette rivière qui nous conduit jusqu’à Morgins. Une grosse libellule de 3 mètres. De l’art contemporain. J’ai eu peur l’espace d’un instant d’avoir définitivement perdu la boule dans ce Valais ! Bordel qu’est-ce qu’il caille ici ! On va finir en Mister Freeze si ça continue ! L’humidité et l’ombre rendent le sentier mystérieux. Mais c’est une vraie chambre froide. Devinez quoi ?! Il ronchonne derrière. Je l’entends. Mais on avance. Et Morgins est déjà là. Trois heures avant la BH. Il est 10 heures.
C’est un ravito similaire à une base de vie. Un grand gymnase où l’on retrouve petit à petit nos épicuriens avec qui on fait résonner nos rires en se contant nos hallucinations. Il y a aussi Charles bien sûr, certainement celui à qui je ressemblerais le plus si j’avais fait la course en solitaire (de longues portions courues seule, de longues pauses plaisir et contemplation, de longues discussions). Et peu à peu, on retrouve Wee, Cindy et notre couple de chinois, solide malgré la douleur qui gêne l’homme. Et qui voilà ? Ma Palmira ! Kopi Kopi ! Toujours là, avec sa couverture de survie en papillote attachée à son sac. On se serre dans les bras, ça fait un bien fou. Elle me dit avoir de grosses difficultés gastriques, ne mange plus. Fais attention à toi. Repos. Nous avons dormi déjà. Sur les tapis de gym. Nous allons repartir. Non sans un bisou surprise et réconfortant de la famille. Quel joli moment hors du temps là aussi. Et improbable dans ce ravito perdu en Suisse.
Quelle chaleur ! Oh ça va après tout, ce Bec du corbeau, c’est 600 m D+. Une bouchée ah ah. Heureusement que personne n’était là à nous entendre ce midi là, car nous sommes partis dans une autre galaxie. Dans notre monde. Tout y passe ! Si bien qu’on rate environ 58 fois les fanions, les embranchements. Pas grave, on fait des selfies vaches, on discute avec les habitants et on monte. Plus la pente est abrupte vers la fin, plus il fait chaud et plus je me sens bien. Oh oui tellement bien. On ne s’est jamais arrêtés. Jusqu’en haut. Et qui c’est lui devant ?! Bah tiens, on rattrape le quatrième du 170 km. Il applaudit quand il nous voit arriver au sommet. Je crois qu’on est en forme après 320 bornes mon cher ! Et les bâtons dans ma main droite, genre je me balade ah ah ! C’est beau là-haut. On voit à 360° de bien jolies choses. Et il est là. Le Mont Blanc. De quoi déséquilibrer un peu. Mais ce qui se passe sur ce banc… Enfin voilà quoi. Ce qui se passe au Bec du corbeau reste au Bec du corbeau.
147e heure
Je voudrais rester ici toujours. Ce petit refuge après Chalet Neuf. Dans ce lit. Sentir la douce chaleur à travers la fenêtre. Blottie dans le creux du matelas défoncé par le temps. Dormir. Toujours dormir. Paisiblement. Doucement. Tranquillement. Les propriétaires nous ont gâté de leur accueil chaleureux et prévenant. Les traditionnelles bananes et chocolats et surtout du riz chaud dans lequel j’ai laissé fondre du bon fromage. Je ne m’arrêtais plus de manger. Je ne veux plus partir d’ici. Par la fenêtre, du lit, je vois les montagnes. Nous sommes encore autour de 1700 m, mais je sais que je redescends. Et que je ne remonterai pas avant l’an prochain. Quelle année de montagne… Et je dors. Il dort aussi. Faut-il vraiment que nous repartions ? Nous avons le temps à présent. Plus d’1h30 s’est écoulée depuis notre arrivée ici, il va falloir penser à avancer. Pour ces 33 derniers kilomètres. 33…
148e heure
Les pistes de ski où nos divagations s’enchaînent et font résonner nos rires. On ne s’arrête plus. L’un dit une bêtise, l’autre poursuit, surenchérit. Ça nous paraît normal. À force de cheminer ensemble, on finit par se connaître par coeur ou presque. Et ces petites montées sèches du jour, je les adore. Il les déteste hi hi. Le yin. Le yang.
La descente du Bec du corbeau m’a rappelé mes collines des coteaux de la Seine. C’est fou mais c’est vrai. Et puis tout à coup, par surprise, en haut de la dernière crête, à 16h15, le voilà. Émus. Sous nos yeux, le Lac Léman tout près, en bas. Nous y sommes. Le Bouveret nous voici. Incroyable. On peine à réaliser. Je crois bien qu’on est en train de réussir notre pari fou !
149e heure
Oui on a mal aux pieds. Mais on s’en fiche non ?! On descend de la montagne. En tout cas moi, là, j’ai du mal à me retenir de courir. Le coureur du 170 km a l’air content d’avoir quelqu’un qui le tracte quelques minutes. Ça me rassure de voir que même dans le peloton de tête, ça ne va pas si vite après une centaine de bornes. Il est un peu à la dérive et peine à se relancer. Allez ! File ! Roule ma poule ! Pense au taureau ! Ah oui, Il faut que je vous raconte. Même quand on ne rit pas, un truc se produit. Des vaches. En plein sur la piste. On essaie de passer. Le mec fait des grands gestes avec ses bâtons. On passe au milieu et on le suit doucement. C’est le moment parfait qu’ont choisi ces deux-là pour s’accoupler. Et vas-y que je te monte dessus. Ni une, ni deux, on saute la clôture et on se réfugie dans la pente. Pas envie de se faire écraser par ces deux bestiaux en rut. On aura tout vu ici !! Et c’est reparti pour un fou rire.
150e heure
Nous quittons Torgon. Heureux. Mes parents étaient là. Toujours. Des sourires. De la détente totale à présent. Nous savons. Tous les quatre nous l’avons fait. Et je sais aussi que Romain est venu. Au Bouveret. Il sera là pour l’arrivée. La vie est belle. Les bénévoles accueillants. Nous nous allongeons dans la petite salle, à côté des jeux d’enfants et du bar. Cette fois-ci, je ne m’endors pas. Je l’écoute respirer. Ça me rappelle les premiers jours et nos siestes en pleine nature. J’écoute les voix autour de nous, les discussions de comptoir. Je suis heureuse. Je le regarde dormir et sursauter quand son réveil sonne. Je souris. Lui aussi. Tout va bien. Allons-y.
151e heure
Une dernière passerelle. Ça court là dessus ! Ça tangue, ça oscille, ça fout presque les chocottes ! Les coureurs du 90 km commencent à nous doubler eux aussi. Il y en a du monde sur le sentier ! C’est étrange à vivre. Mais cela fait une bonne transition vers le monde d’en pas. Peu à peu retrouver les autres. Être moins sauvage. Moins silencieuse aussi.
152e heure
J’ai mal aux pieds. Ça revient de plus belle. Le Planelet n’a beau n’être qu’à 1654 m d’altitude, il se mérite. Après notre dernier coucher de soleil dans les montagnes et la palette de couleurs et d’émotions qui allait avec, la nuit noire a refait son apparition. Les racines, les rochers, la pente aussi. Mes plantes de pied. Mon épaule. Vous revoilà vous ! Histoire de me gâcher ma fin de course. Vous m’énervez sérieusement ! Et puis de toutes façons, j’ai gagné. Alors faites-vous petites. Ne faites pas trop les malignes ! Oui. J’ai gagné.
153e heure
On nous salue. On nous félicite quand on voit nos dossards de la 360. Et on nous double. Lentement. Dans la descente.
154e heure
On nous salue. On nous félicite quand on voit nos dossards de la 360. Et on double. Lentement. Dans la montée. Rien ne peut l’arrêter cette nuit là tout à coup. Il part. Accélère d’un coup. Comme possédé. J’adore. J’avais envie de jouer une dernière fois. Encore et encore. Alors je le suis. Et on double quelques 90 et 170. Qui hallucinent un peu. Eh bien ça avance les 360 ! Et oui monsieur ah ah !
155e heure
Dernier dodo. Au chaud. Dans l’auberge au Taney. Nous sommes épuisés je crois. Cette envie permanente de dormir. Nos visages sont marqués, nos joues creusées, nos traits tirés. De grosses cernes. Nos faces burinées par une semaine de montagne. Calmes. Sereins. On ne ressemble plus à rien. Ça s’agite autour de nous au ravito. Les 170 et 90 sont pressés. Certains bousculent. Puis tout redevient calme. Dans la chambre, pas un bruit, pas une lumière. Notre dernière sieste de 40 minutes. Au réveil, l’enfer. Pas envie. Je crois qu’en fait je ne veux pas descendre. Il fait si froid dehors. Sûrement ce lac qu’on devine. Je ne veux pas y aller. Mais je sais qu’on nous attend en bas. Et j’ouvre les yeux. Comme à chaque fois. Je me prépare. Toujours les mêmes gestes. L’instinct. Rentrons à la maison.
156e heure
Il y a une dernière petite butte à passer, puis ça descend. Pendant presque 12 km. Près de 1200 m de dénivelé négatif. Nous marchons d’un bon pas. Pas envie de trotter. Mais nous ne trainons pas. À présent on sait que c’est terminé. Il faut en finir. Pas avant d’avoir écouté l’album complet de la Compagnie Créole. On le fait résonner dans la forêt. Une dernière scène qui pourrait paraître irréelle et qui est pourtant si naturelle pour nous.
157e heure
Je crois qu’il n’en peut plus. Ses pieds. Mais il avance de son pas décidé. Ce pas que je connais par cœur à présent. Il ne le saura jamais. Mais je danse derrière lui. Il a changé de musique. Il y a quelques morceaux qui m’inspirent, et là, vraiment, comme souvent, je danse. C’est mon corps qui parle. J’ai un sourire qui illumine la forêt (à moins que ce ne soit ma frontale ?). Je suis juste parfaitement en phase avec tout ce qui m’entoure. Je suis à ma place. Cette chanson.… je l’adore.
Les virages. Un. Deux. Dix. Cent. Interminables lacets. Qui pourtant me laissent de plus en plus triste. Je me mets à présent à pleurer. Il est devant. Je me sens seule tout à coup. Seule. Et ces virages qui ne s’arrêtent plus.
158e heure
Nous avons touché terre. Comme si l’asphalte était devenu notre port d’attache, notre tarmac. C’est son tour. Lâcher prise. Je suis hagard. Je ne suis pas sûre de comprendre ce qu’il se passe. Je ne sais pas si je suis triste ou heureuse, soulagée ou fière, nerveuse ou sereine. Je suis tout et rien à la fois.
Au milieu de la nuit, on traverse les rues bordées de logements, puis on longe la lagune, le port et les petits restaurants de plage. Je découvre le Bouveret que je n’avais qu’aperçu le week-end précédent. Alors c’est ça ? On a réussi. Et tout va s’arrêter. Comme ça. Dans ce froid.
Je sors Rico du filet de mon sac et le serre dans ma main. On prend quelques minutes pour se couvrir à nouveau. Un ami vient à sa rencontre. Puis l’émotion de se serrer dans les bras. Si fort que j’ai mal. Avec Romain. Avec mes parents. Et nous voilà à passer cette arche. En faisant singeries et gymnastique. Je les avais imaginés cette roue et ce “monkey” sur la ligne. Les rêves sont faits pour être vécus sinon à quoi bon, non ? Il y a même Vincent, l’ami québécois sur le 90, qui arrive juste après. Synchronicité.
Tout est silencieux, calme, il est presque trois heures du matin. Cette ligne d’arrivée est finalement parfaite. Pas de mise en scène ou d’héroïsme. Intime. Personnelle. Comme notre aventure en somme. L’un avec l’autre. L’un pour l’autre. Sans un mot. Mais toujours là. Tantôt mon guide et mon second de cordée, mon Ronchonchon et mon meilleur partenaire de blagues. Mon Charlemagne. Mon ami. Il s’appelle Apostolos. Et ensemble, on a traversé le Valais.
Epilogue
La magie s’est poursuivie avec la découverte de tous les messages d’encouragements reçus pendant l’épopée, puis à la 169e heure, le dimanche, quand on est tous montés sur la grande scène. Que c’était bon de se retrouver. De s’embrasser. Se féliciter. Les petites joies simples. Les yeux qui pétillent. Car tout notre petit wagon est bien arrivé à bon port. Et qui sait si un jour, on ne se retrouvera pas, là-haut, dans les montagnes ?
Swiss Peaks 360
360 km 25.500 m D+
2 au 9 septembre 2018
157h55 – 187/300 partants et 3e Senior femmes 🙂
2 Comments
MERCI. Un immense BRAVO à toi, à vous, encore, plus que jamais. J’ai adoré te lire, il y a longtemps que je n’avais pas pris autant de plaisir à lire “on line”. “Off line”, j’espère qu’on aura une occasion de se rencontrer, d’en discuter encore plus. Aujourd’hui, j’espère que tu es bien remise de cette extraordinaire aventure. Tu es, vous êtes, extraordinaire(s) Emilie. MERCI
Enorme cette swiss peaks. On comprends.a travers ton récit ce que a été cette aventure, qui n’est plus un.ultra trail mais plus un aventure..une lecon de vie.
On espérerait presque pouvoir vivre cela un jour aussi.
Je te suit depuis l’ultra au Mexique avec Christelle. Quelle année 2018 extraordinaire.
Bravo, félicitations, et comme tu dis, on a qu’une vie. Autant la vivre a fond.