Il est trois heures. Depuis minuit, je dors par à coups. L’excitation monte. La peur aussi. Le froid est prenant dans la tente. Tout est gelé. J’avais mis les sous bottes, chaussettes, frontale et téléphone dans mon sac de couchage. Il faut émerger. Se réveiller. Se mobiliser vers l’objectif. C’est difficile. Mais on prend le temps. À quatre heures, Romain va chercher le petit déjeuner dans la tente d’Heber et Gustavo. Une quesadilla au fromage. Et du thé chaud. Je n’ai plus faim. Je sais qu’il faudra puiser dans les réserves.
À cinq heures, nous partons. Avec mes trois couches de vêtements, plus la petite et la grosse doudoune d’expédition. Deux grosses paires de chaussettes en laine, des sous gants, et des moufles de montagne. Mais cela ne m’empêche pas d’avoir les doigts glacés. J’ai tardé à mettre mes guêtres. Impossible de me les réchauffer. Nous faisons raisonner le bruit de nos bâtons en les tapant les uns contre les autres pour nous donner de l’énergie. Émotion. Concentration.
Ça monte. Déjà. On ne voit rien dans cette nuit noire. Je sens un goût métallique dans ma bouche. Du sang peut-être. J’ai peur. Je ne pense plus qu’à ça. Le dire ? Est-ce grave ? Je crois que je suis en train de mettre toutes mes angoisses liées à la haute altitude et ma santé dans cette première heure d’ascension. Je focalise. Certains redescendent déjà. Juste le temps d’apercevoir leurs barbes et sourcils gelés. Vision presque irréelle. J’aimerais les suivre. Je m’imagine retourner à ma tente en pleurant. Mais me sentir mieux. Je peine tellement en montant jusqu’aux premiers rochers. Gustavo me dit alors de manger toutes les demi-heures. Je continue. J’attends les premières lueurs de l’horizon. Il me dit que ce n’est pas tout de suite. Je sais. Romain m’encourage derrière, me dit que j’ai déjà fait bien plus difficile que ça. Oui. Mais là j’ai peur car nous ne sommes pas dans des petites montagnes. Mon corps. Que m’arrive-t-il ?
Le soleil monte. Nous arrivons enfin dans ce matin que j’attendais tant. J’ai fait taire mes démons même si je me sens toujours à la traîne. Slowly slowly. Heber me fait monter juste après lui. Il me suit à la trace, d’un oeil bienveillant. Je croise les regards à présent. Les décisions aussi. A Independencia, j’aimerais qu’on soit déjà à 6600 mais non. 6390 m. Et déjà éreintée. Certains redescendent. Non. Pas nous. On n’en parle même pas. Je reste concentrée. J’ai peur de pénaliser le groupe en étant trop lente. Heber me le dirait je pense.
Nous poursuivons dans la neige puis la poussière, les petits cailloux et les grosses pierres qui nous suivent depuis une dizaine de jours à présent. Puis je la vois enfin. Cette fameuse traversée. En pente douce. Mais toujours en pente. Arrive ce moment où il faut chausser les crampons. Enlever les moufles. Faire vite et bien. C’est là où Sagar va devoir redescendre. Vidé. Il n’est pas lucide depuis ce matin. Il risque de perdre ses moufles quand il les pose à terre. Il n’y arrivera pas. Pas cette fois. Gustavo le force à redescendre. Je le vois au loin. Assis. Je comprends. Je n’ai pas la force d’être émue pour lui. Je me concentre sur mon propre corps. Et cette cueva, la cave, qui semble si loin. Je demande à Heber si nous ne sommes pas trop en retard. Il me dit que non. J’ai l’impression qu’il est déjà 14 heures. A cet instant, il n’est en fait même pas encore 10h30.
Chaque pas est ralenti. D’une lenteur extrême. Nous sommes toujours à faire le yo-yo avec une autre expédition. Ce qui me rassure sur ma force. Car je ne souffre pas plus qu’eux. Les visages sont stoïques, les yeux fixes, ce n’est pas de la douleur, c’est de l’impuissance. Le corps dit non, je ne suis pas dans un environnement normal, tu ne me donnes pas ce dont j’ai besoin pour avancer, pour vivre et respirer. Je me souviendrai longtemps de ces regards. De ce ralenti permanent. Où les distances et la pente semblent démesurées. Impossible à traduire en mots. La violence, la sauvagerie de l’instant.
Cette cave. La voilà. 30 minutes d’arrêt. Boire. Manger. Se concentrer sur là-haut. Nous sommes une vingtaine. Certains vont choisir de renoncer ici. 300 d+. Trois heures. La partie la plus difficile. Nous le savons. C’est maintenant que tout va se jouer. Heber est seul avec nous. Il nous prévient que si l’un de nous trois flanche, c’est tout le monde qui descend. Que c’est maintenant ou jamais qu’il faut décider de redescendre avec un autre groupe. Après ce sera trop tard. Je vois que Romain commence à faiblir. Les gars n’ont pas l’air d’être capables de monter plus vite que moi à présent. Si tu veux, je redescends avec toi. Je me fiche de ce sommet. Il est là. Tout proche. C’est pareil. Non. OK. Allons y.
La canaleta : meurtrière de rêves. Une pente à 60 % dans la neige. Chaque virage est un coup de poignard. Chaque pas un supplice. Je dois sans cesse reprendre mon souffle. Je veux y arriver. Une heure. Je vais y arriver. Deux heures. Des rochers à présent. Toujours cette pente. Où est le sommet ? Sur cette crête ? On ne va jamais y arriver. Faire taire cette voix. On s’approche. Tout le monde est dans un état d’extrême fatigue. À droite, elle est là, cette face sud du sommet sud. Magique. Je n’ai même pas la force d’immortaliser l’instant. Depuis ce matin, je ne filme pas, rien. Concentrée sur la beauté et la dureté du moment. Aux portes des étoiles. Encore une demi-heure d’efforts et je les vois au-dessus lever les bras. C’est là. Juste là. Et Gustavo vient de nous rejoindre. Juste à temps. Ensemble. Parfait.
Anesthésiée. Alors voilà, on y est. Comme dans nos rêves et nos discussions depuis 15 jours. La French team. Sur le toit de l’Amérique. Aux portes des 7000 mètres ! Nous sommes au-dessus de tout. Dans les étoiles. Peu de sentiments. Difficile de ressentir quand le corps et l’esprit ne sont plus tout à fait là. Assise. Je pourrais m’endormir. Mais Gustavo sait quoi nous dire. Ne pas se relâcher. Je sais ce qu’il veut dire. Je comprends. Le sommet n’est pas la fin. Ce n’est que le début.
Pierre semble dans un autre monde. Il a l’air shooté et me dit qu’il est ivre. Romain a sa tête de fatigue des longs efforts. Ça me fait peur. Après les rires, les photos, mon drapeau normand planté, l’euphorie, il faut y aller. Un homme qui redescend me fait une petite tape sur le casque, un autre me tape sur l’épaule, les gars de l’autre expédition me félicitent les uns après les autres. Aujourd’hui j’étais la seule femme au sommet. Nous sommes peu nombreuses dans les camps de toute façon. C’est étonnant. Mais comme en Ultra Trail, je m’y suis habituée. Je suis toujours lucide. Je tiens à peu près solidement sur mes deux jambes. Let’s go ! Il est presque 15h30.
Je comprends immédiatement que ça ne va pas. Romain plane et ses jambes flagellent. Ses appuis sont incertains. Il chute dans les rochers. Pierre tient debout mais me dit encore qu’il se sent ivre. Tout ça est très angoissant. Heber n’est pas content. Il dit qu’il fallait être honnête et redescendre avant. Mais Romain n’a pas senti la bascule. Quelques mètres plus bas, c’est encore pire. Gustavo s’encorde avec lui pour le retenir à chaque pas. J’ai peur. Je regarde la météo. Nous sommes encore à 6800. Il nous faut atteindre la cave, récupérer nos sacs déposés à la montée et le chemin sera moins dangereux. En quelques minutes, l’euphorie et la joie ont laissé place à une bouteille d’oxygène de secours. Romain ne sent même pas les tubes dans son nez qui vont et se défont. D’autres ne sont pas beaucoup plus en forme un peu en contrebas et tiennent à peine sur leurs jambes. Amorphes. La cueva. Enfin. Le répit.
Mon sac a gelé au sol, je peine à l’arracher des rochers. Il veut rester. Pas moi. Après quelques bonbons avalés, la descente se poursuit. La traversée se fait lentement jusqu’à Independencia. Je discute avec Heber pour me détendre. et oublier un peu ce début de descente catastrophique. Je laisse Gustavo s’occuper de Romain. Je jète un oeil régulièrement en arrière. Il descend. Doucement. Il chute dans la neige mais Gustavo le retient. Toujours. Ces hommes, nos guides, sont solides. Ils nous donnent tellement… et j’ai tellement confiance. J’apprends à leurs côtés. J’enlève enfin ces crampons à la cabane. Fini. Adieu. Pierre est toujours bourré. Romain bien entouré. Tout va bien à présent.
Après une heure de lacets empoussiérés, nous voyons enfin le camp 3. Comme un refuge. La fin du calvaire. Qui est pourtant perdu au creux de ces montagnes à 6000 mètres. C’est fou comme les perceptions changent quand on redescend. Nos tentes. Un refuge de petits points jaunes au milieu de l’immensité. L’émotion est à son comble quand nous arrivons avec une petite dizaine d’autres zombies. Certains sont vraiment amochés. Applaudis et embrassés par leurs amis d’expé restés au camp ce matin. Et Sagar qui nous attend. Qui voit son pote Romain tellement affaibli. Il vient à sa rencontre. Ils se tombent dans les bras l’un de l’autre. En pleurant. Romain lui dit I like You. Sagar répond I love you. Et tout le monde pleure. Enlever nos bottes. Ouvrir la tente. Tout est difficile.
Une nuit sous oxygène pour Romain. Une nuit à tousser pour expier l’altitude et le froid pour moi. Le vent est arrivé. Vers une heure ou deux du matin. Violent. Bruyant. Il ne s’arrête plus. Il a recraché les derniers explorateurs du jour. Partis à cinq heures, au sommet peu avant 15 heures et retour au C3 vers 19h30. Quelle journée. Cette nuit là, je ne dors que par à-coups. Il fait plus froid. Je n’ai pas la force de boire. Plus envie. J’en ai assez de boire toujours. Et de me lever pour faire pipi. Même dans la bouteille. Non. Fini. Je ne sortirai pas de ce duvet. J’attends le soleil…
Ce sac. Si lourd. Tout redescendre à présent. C’est tellement rapide. Tout redéfile. Le camp 2, le gros rocher, le camp 1, le gros rocher. Nous les connaissons par coeur ces lacets. Nous croisons ceux qui souffrent en montée. Je me revois à leur place il y a quelques jours. Soulagée de redescendre. Un œil en arrière sur ce joli Aconcagua dont je ne suis pas sûre de la signification. Pour moi, il en aura toujours une dans un coin de mon cœur…
Le retour au camp de base est comme une victoire de guerre, une fierté, un soulagement, un accomplissement. Oui je suis de celles et ceux qui l’avons fait. Ce n’est qu’une montagne certes. Mais poursuivre ses rêves est toujours grisant. Et encore plus quand ils sont partagés.
Retour au confort de Plaza de Mulas. Douce chaleur, grand dîner arrosé de Santa Julia de Mendoza. Et longues parties de cartes sous la tente commune pendant que j’écris ces mots dans mon carnet. Le bonheur tient parfois à bien peu de choses. Il suffit souvent d’aller le chercher au fond de soi. Ou là haut.
Extrait du carnet d’expédition Aconcagua, Argentine
Janvier 2019
1 Comment
Impressionnés par vous 2 … aussi haut que des avions, dans la beauté et la dureté de la nature … bravo M&S