Il est 5h30 dans cette salle de Beuzeville la Grenier. Il ne fait pas très chaud dehors. La frontale vissée sur le tête, j’ai déjà enfilé mon chasuble jaune fluo griffé Téléthon et avec mon numéro de dossard 53. Je reconnais quelques têtes, celles que je commence à repérer sur les trails longs en Normandie… Je suis déjà très concentrée. Vu le faible volume d’entraînement que je me suis imposée, je ne fais vraiment pas ma maligne ce matin. Je suis confiante mais je m’attends à de belles souffrances.
Le départ est assez mystique. Nous sommes sous les panaches rouges des fumigènes pendant quelques instants. Des courageux sont là pour applaudir. Mais déjà nous quittons le village pour nous enfoncer dans la nuit noire, à peine éclairée par un doux quartier de lune. Nous restons longtemps un groupe assez compact, ça discute, ça papote, ça ne va pas trop vite, je laisse s’étirer lentement notre petit peloton, qui forme un serpent lumineux avec tous les mini halos des frontales. Au milieu des champs, il y a aussi beaucoup de petites routes de campagne goudronnées. Je n’aime pas du tout ça. Ca me fait mal au dos, ça tape et nous n’en sommes qu’à une dizaine de kilomètres. Ca promet… En plus, c’est assez plat, j’attends les collines, le D+, les murs ! Rien à signaler de ce côté là. Du coup, difficile de ne pas penser, compter le kilométrage restant… Ah non non et non, pas ça, je lutte avec ma tête pour sortir ces pensées néfastes de mon horizon !
La nuit commence à se dissiper doucement. Au milieu des champs, je m’arrête un instant pour profiter de la vision. Le ciel est rose par trainées. Une belle journée se profile. La course contre le soleil a commencé. Enfin pour le moment je descends sur Bolbec. En ville. Quelques escaliers pour varier les plaisirs et me voilà à regarder les boutiques dans la zone piétonne. Ah la boulangerie… Hummm… Je préfère un bon bouillon aux vermicelles au premier ravito au pied de l’église (Km18). Plus raisonnable.
Ca repart tranquillement en montant et me voici dans la forêt. Je compte à présent uniquement les kilomètres jusqu’au prochain ravitaillement, c’est bien plus abordable de raisonner par étapes. La frontale est rangée et c’est la boue bien collante qui la remplace ! Les pieds s’enfoncent de plus en plus profondément. Tiens un trou, tiens une piscine, tiens où sont passés mes pieds ? Une vraie mud day naturelle. Réalisée sans trucage !
Après 30 km, j’atteins un grand plan d’eau. Changement de décor au milieu des pêcheurs, des cygnes. Un petit sentier bien agréable malgré les nuages bas. J’hésite presque à m’arrêter cinq minutes sur un banc ou une table de pique nique. Mais tout le monde cavale. Allez, ressaisis toi, il faut y aller petite touriste ! Tu te crois où là ah ah !
Quelques minutes plus tard, une fois sortie de nouveau de la forêt, j’aperçois des animaux pour le moins surprenants… La Normandie recèle de biens beaux spécimens… Chameaux, lamas, que sais-je encore ? Où suis-je donc passée ? En voyant un semi remorque, je comprends que le cirque n’est pas très loin. Et je me mets à rigoler en voyant une tête de clown immense un peu plus loin en pleine zone commerciale. Les gens sont sur le parking, avec leurs petites courses, et moi je suis là avec ma tenue so sexy et mon fou rire. J’hésite à prendre un caddie. Non. Trop encombrant dans les montées.
J’aime beaucoup ces petits moments inattendus où je fais perdre à mon cerveau toute notion de douleur ou de questions. Je souris et j’avance. Hop hop hop, voici une porte ancienne, vestige normand typique de la région qui annonce l’abbaye de Gruchet le Valasse (Km 38). J’ai 1h30 d’avance sur la barrière horaire. Cela fait moins de cinq heures que je cours. Ca se profile pas trop mal même si j’ai déjà les jambes un peu en ruines.
Le ravito de l’abbaye est dans une grande salle. J’appelle ça le luxe et vous savez pourquoi ? Parce qu’il y a… des toilettes ! Pipi popo au chaud pour nous mesdames, c’est le grand confort ! Pas besoin de chercher la planque le long du chemin ! Et dans le genre 3 étoiles aussi, une bonne trentaine de messieurs sont en train de se refaire une beauté… Je rêve… ils se changent et se massent ! Et laissent leur sac de rechange en plus. Ils ne veulent pas un porteur pendant qu’on y est ah ah !!!
Il reste encore un sacré bout de chemin hein Emilie ? Même pas la moitié de fait ma chérie. Mais tais toi mon cerveau et… lève toi et marche. Car je repars tout le temps en marchant. Ca monte un peu et il faut le temps de rechauffer tout ça. Pas de bêtises, je vais au bout et puis c’est tout ! La balade de santé se poursuit en forêt. C’est beau les feuilles. C’est beau la boue. Tiens des chasseurs. Ne tirez pas, ne tirez pas. Au loin, j’aperçois le pont de Tancarville qui enjambe la Seine. Je commence à toujours voir les mêmes têtes. Tu me dépasses, je te dépasse, tu me redépasses. Tiens, encore vous ! On se connaît non ?!
Sur un arbre, je lis 50 et 42. Panique à bord ! Hé toi, on est bien sur le 82 là ? Oui. Ah d’accord, j’ai compris, c’est le 50e kilomètre ! Autrement dit, le 3e ravito approche (Km 51). C’est l’école de Tancarville le haut. Pas très chaud aujourd’hui. Une bonne soupe, du pain et du jambon, la table est bien garnie. Je demande du foie gras mais apparemment il n’y en a plus… Bon tant pis on trinque avec nos gobelets en plastique. Tchin tchin ! Je suis bien sur cette chaise. Faut-il vraiment se relever ? Je me lance. Puis-je emporter la chaise avec moi ? Non, la bénévole n’est pas convaincue que ce soit une bonne idée.
Je sais à présent que la lune me rattrapera probablement avant l’arrivée. Je sais que les 17 km jusqu’au prochain ravito seront peut être les plus durs psychologiquement. Alors je ris ! Et quand je comprends que j’ai raté le chemin et suivi les flèches jaunes un peu effacées du parcours de l’an dernier, je ris encore plus. Tiens allez cadeau, 1 km de plus ! Plaisir d’offrir Emilie. Et une fois de retour sur la bonne trace, je double, je double, je double. Je suis très remontée d’avoir perdue 10 minutes. Non mais !
Et ça monte enfin. Ce ne sont pas les murs décrits par certains (presque déçue) mais ça me plaît. Le casse pattes, j’aime bien, c’est comme ça ! La boue, beaucoup moins. Ca tire, ça tire, ça tire sur les cuisses, les mollets. Je marche jusqu’au poteau, jusqu’au virage, jusqu’à l’arbre et hop on s’y remet. Je négocie avec mon corps. Donnant, donnant.
Et j’atteins Mélamare et sa mairie, 4e ravito (Km 69). Au chaud. Ah ce potage de légumes hummm… Mon voisin parle de homard. Je m’invite chez lui. Il me fait rêver là ! Une petite bulle de rigolade ce ravito. Ca fait un bien fou. On se regarde tous en se demandant comment ça va finir tout ça ! Le portugais change de chaussettes et met ses five fingers. D’autres arrivent et repartent aussitôt. Mais pas si vite ! On est bien ici !
Je repars tranquillement et de toute façon je ne peux pas faire autrement. La machine se remet en marche. Allez. Ne pas regarder les autres qui marchent et tant que ça tient, courir, courir, courir. Ca y est me voilà en train de chanter running, running, running après 70 km de course. J’en ris toute seule. Je double les trois rigolos du ravito. Oh la guerrière, elle court encore ! Hé oui messieurs ça suffit, on rentre maintenant. Allez, allez !
De la route, du bitume, de la route, du bitume. Je ne suis plus à ça près maintenant mais qu’est ce que ça fait mal. Au dos, aux jambes. Et bim mon pied butte sur un caillou monstrueux. Tiens j’ai dû me retourner un ongle tellement je souffre. Ca me rappelle de bons souvenirs des cours de danse où je chaussais les pointes, les pieds en sang. Ca va passer ma chérie. Avance. Mais qu’est-ce que je fais là ? Franchement, on pourrait presque se le demander…
Les 6 kilomètres sont passés vite. Très vite. Mais à la dernière soupe du ravito, je ne tarde pas trop cette fois. Je ressors la frontale, les gants ne sont vraiment pas de trop depuis une heure. Il reste 10 km. Ca y est, le défi se précise.
A présent, je fais abstraction complète de la douleur. Et je décide de suivre un coureur qui a un bon rythme. Je ne veux pas le lâcher. Je m’accroche. Qu’on en finisse. Je marche un peu, mais le moins possible. Nous descendons sur une pelouse à pic. Chouette une piste de ski alpin ! Attention aux contractures. Ca passe ! Mon coureur s’éloigne petit à petit mais je reste concentrée sur l’objectif.
Me voici de retour sur une route. Il faut l’avouer, je vais un peu moins vite que les voitures… Derrière la glissière de sécurité, j’entends alors comme un souffle. Et il me suit… Non mais c’est quoi ce truc ? Une grosse bête sauvage ?!! Il me faut bien une minute pour comprendre que c’est le frottement de ma veste sur mon sac qui fait ce bruit bizarre… Et voilà le fou rire est de retour ! Il est vraiment temps que j’arrive et me repose !
Cela tombe bien, ce n’est plus bien loin. Un premier village traversé (merde c’est pas celui là Beuzeville ah ah). Des champs, un bois, je crois bien être passée là ce matin, je reconnais ce virage. Et à présent, je suis seule dans la nuit. Quelques frontales au loin devant et derrière et cette ligne droite… J’arrive c’est sûr ! D’un coup, alors que nous marchons, moi et mes douleurs, voilà un grand gaillard qui arrive en trombe derrière moi. Ah enfin te voilà, mais tu avances vite, j’ai cru que je ne te rattraperai jamais ! C’est Vincent. Rencontré au ravito. Nous arrivons dans le village ensemble. Les lumières, les maisons, les bénévoles, les bravos, oui on arrive ! La salle de sport est en ligne de mire. Rico est dans ma main (fier !). Prêt pour passer la ligne ! Comme d’habitude, tout va très vite. Je l’ai fait. Oui je l’ai fait. Ca y est. 85 km ma Milie. Hallucinant. Je ne réalise pas vraiment. Mon corps s’en chargera sûrement plus tard. Délivrée ! Et… j’ai faim ah ah !
P.S : C’est trop bon quand tu es sous la douche et que tu entends les mecs dans le vestiaire à côté dire : « oh la Emilie, oh la gazelle ! Les gars, elle nous a tous fumé ! ». Mais chut… c’est un secret !
Trail du Tour du Canton 85 km 1750 mD+
5 décembre 2015
4 Comments
Très sympa ce compte rendu. Je découvre ton site…
Merci c’est sympa ! Bienvenue à bord !
Ton récit de cette course est bien plus épique le mien ! Je pense que j’ai arrêté de penser à partir du kilomètre 60, avant cette petite école que tu évoques si bien ! Par chance, j’ai pu croiser des amis trailers avec qui j’ai terminé cette course sans trop me poser de questions !
Pour la fin, on a tous déconnecté notre cerveau je crois. J’ai trouvé cette fin interminable (oui y’a toujours ce type qui te dis que tu arrives dans 3 kilomètres alors qu’il en reste 6… quand en plus ta montre s’est arrêtée, car tout comme toi, elle n’avait plus d’énergie…). Il n’était pas si facile ce bougre !
La chose la plus drôle, c’est que tu te retrouves aussi sur l’Ecotrail (que je n’ai pas pu faire car blessure) puis sur la Radicassant !
Personnellement, le récit de celui-là a vraiment été complexe à écrire pour ma part ! Hâte de lire ça de ton point de vu (j’espère que c’est prévu) !
En attendant, je te souhaite une bonne récupération et peut-être à bientôt de loin sur un prochain Trail !
Merci Jean-Charles ! Récup’ en cours et récit du Radicassant en ligne ! Nous nous sommes peut être croisés sur les sentiers ! A bientôt