Qu’est-ce que je fais là ce matin ? Il fait froid, il fait gris et je n’ai pas envie. Il y a des jours comme ça où on se dit qu’on serait mieux au chaud sous sa couette ou affalée dans son canapé… La petite voix dans ma tête au réveil qui me dit : « qu’est ce que tu fais aujourd’hui Emilie ? ». Et la dure réalité qui m’arrive dessus : je cours 80 kilomètres ! Oh mon dieu, j’avais presque oublié. J’aimerais oublier…
Mais je suis là, à l’île de loisirs de Saint Quentin en Yvelines. Et je ne peux plus reculer. Trop tard pour se trouver des excuses. Oui je ne me sens pas du tout prête pour affronter cette distance. Mais à quoi bon ruminer maintenant. Il faut assumer. Et tout donner pour arriver. Seul objectif : terminer au premier étage de la Tour Eiffel, si possible sans boiter ou pleurer !
J’aperçois Yoann Stuck à l’écart, tranquille, en pleine interview avant le départ, je ne verrais pas les autres, les Manu Gault, Sissi Cussot ou Marion Delage. Ils sont sur la première ligne, je suis dans ma petite queue de peloton. Le départ est donné à 12h15, je ne les rattraperai jamais ! Attendez moi !!
Nous sommes vraiment très nombreux, une masse hallucinante de runners multicolores qui tournent autour du lac. Je n’ai jamais couru avec autant de monde autour de moi. Moi qui aime gambader en solitaire, je suis servie là ! Heureusement il y a peu de ralentissements, les sentiers sont larges, ça ne bouchonne pas trop longtemps. Au départ, quand ça freine un peu, il y a les excités qui ronchonnent, ça m’amuse beaucoup. Mince alors, ils vont perdre trois minutes sur leur chrono ! Le plus drôle, c’est surtout quand ça ralentit franchement sans explication. Je cherche la raison, j’observe autour de moi. Pas de petit pont, pas de passerelle. Et je finis par comprendre. Tout ce joli peloton veut éviter la boue sur une partie du chemin et attend gentiment son tour pour rester dans les graviers. Original ce concept du trail ! Ni une, ni deux, je fonce dans la bonne bouillasse et je salis mes jolies chaussures. Oups j’espère que je n’ai pas trop éclaboussé vos beaux habits ! Ah ah ils sont marrants ces gens ! Ne venez jamais en Normandie !
Le parcours est très plat jusqu’au premier ravitaillement. Très roulant comme on dit. Je fais attention à ne pas partir trop vite. Ce n’est vraiment pas le jour pour me mettre dans le rouge dès le départ. Au Km 22, voilà Buc. Je fais mes petits calculs. Il est 14h40. Ca va, j’ai de l’avance sur la barrière horaire, j’ai même un rythme tout à fait acceptable. Pourvu que ça dure le plus longtemps possible.
Les douleurs commencent à sérieusement se faire sentir. Seulement 20 bornes dans les jambes et ça tiraille déjà. Hum je sens qu’on va bien s’amuser aujourd’hui. Je n’arrête pas de me demander pourquoi je m’inflige ça ? Quel est le sens de tout ça ? Seul point positif, je savais que ça allait se passer comme ça. En regardant mon volume d’entraînement avant la course, j’ai paniqué. 49 kilomètres courus au total ces huit dernières semaines. Je me suis rassurée en pensant à la petite centaine de kilomètres marchés lors du trek au Népal le mois dernier. Oui oui ça compte, les cuisses ont bien travaillé en montagne. N’importe quel coach normalement constitué m’aurait dit de ne pas y aller, mais je crois que je dois avoir une certaine tendance suicidaire… Le genre de fille qui se dit : « allez essaie, juste pour voir ce que ça fait ! ».
A ce moment de la course, j’ai mal aux hanches, aux cuisses, aux mollets, aux fesses, aux abdos, aux chevilles. En fait, j’ai mal partout. Et j’ai une sacrée envie de m’allonger par terre, sur un tapis de feuilles et de dormir. Je baille même ! Je me sens faible et vide. Et le pire de tout, c’est que je ne prends aucun plaisir à être là, depuis des heures dans la forêt. Heureusement pour atteindre Meudon, ça va se corser un petit peu au niveau du dénivelé et les bosses vont créer du rythme. Ca m’épuise sûrement un peu plus, mais c’est un profil plus cassant qui me correspond mieux. Je marche dans les côtes. Et là je vois que le Népal a servi à quelque chose car sans forcer, en y allant mollo, je double (je double oui je double, est ce possible ?!). Et les descentes permettent de courir sans effort, juste en se laissant porter.
Je me fais mes propres ravitaillements. En quittant Buc, je m’étais dit pause au Km 33. Alors au milieu de nulle part, je regarde ma montre. Km 33. Stoooop ! Je m’assois dans le bois et je mange. Tous ceux qui passent s’inquiètent en me voyant par terre. Ca va ? Oui très bien les gars, je mange, c’est l’heure ! Et je repars. Toujours vide. Toujours mal. Toujours à compter les bornes jusqu’à Paris. Même pas la moitié… Oh mon Dieu…
Certes on est passé par Saint Quentin, son vélodrome et ses immeubles, on a enjambé une autoroute, on a traversé une immense série de voies ferrées. Mais dans l’ensemble, cet EcoTrail il a tout d’un trail. On passe notre vie en forêt et au bord des étangs ! Et heureusement le bitume est quasiment absent du parcours.
Et voilà Meudon Km 45 ! Je reconnais l’endroit. Un mur en pierres, un beau jardin, des fleurs, les six coups sonnés par l’église, des marches et le voilà le ravitaillement en eau ! Ca tombe très très bien, j’ai une soif pas possible depuis quelques minutes et mes flasques d’eau sont vides ! C’est incroyable comme je peux manger et boire sur cette course. Mon corps réclame sans arrêt. Je dois vraiment être fatiguée. L’instinct de survie ah ah ! Pause d’une dizaine de minutes dans le vent et le froid pour se requinquer et commencer à se dire que j’ai fait le plus dur, qu’il faut s’accrocher maintenant.
Ca redescend dans la forêt, je retrouve mes proches, ça remonte à l’Observatoire, je regarde les petits panneaux pédagogiques (on ne se refait pas !). Chaville est à « seulement » 10 kilomètres. Si je ne tarde pas trop et que j’arrive à continuer à courir, j’aurais de l’avance sur la barrière horaire et je pourrais envisager la suite plus sereinement. Et le miracle se produit. Je me sens bien. Pourtant la nuit tombe petit à petit mais j’ai la pêche ! Comme au trail du tour du canton, j’ai un regain de forme aux alentours du 50-55e kilomètre. Le corps est une sacrée énigme ! Ca m’épatera toujours de voir ce qu’il est capable d’endurer et de faire (sous la contrainte bien sûr !).
Je continue à courir avec la joëlette de Dunes d’Espoir, une association qui permet à de jeunes handicapés de prendre place dans le peloton. Les pilotes se relaient à tour de rôle pour faire rouler la jöelette. Incroyable ! Ils me dépassent, je les dépasse, nous ne sommes jamais bien loin. Et ça me met un coup de boost de voir ces gamins aux anges.
Chaville me voilà. Km 56. Ah là voilà la bonne soupe aux légumes. Ca réchauffe, ça rassure. Ca rappelle la maison un soir d’hiver… Oui enfin là, on est dehors, sous des petites tentes, il caille et il fait nuit. Il est temps de sortir la frontale. Les choses sérieuses continuent. A présent, je sais que je peux y arriver. J’ai fait le plus dur et je suis quasiment aux deux tiers de la course. Il est 20h quand je repars tranquillement. En route vers le Parc de Saint Cloud ! Ici Chaville, à vous Paris, j’arrive !
Il fait nuit noire, mais je m’imagine le paysage comme je peux. Ca a l’air très joli cet endroit. Des étangs, de jolies demeures éclairées, un peu de monde à l’intérieur. C’est samedi soir, les gens se mettent à table. Hummm.. J’ai encore faim… C’est très pénible de courir sur le plat, mais heureusement il n’y en a pas tant que ça. Marche rapide dans les faux plats et les petites bosses, course « semi » rapide dans les descentes. Et le plat ? Ca dépend de mon humeur du moment !! Très vite, un porche et une grille marquent l’entrée du Parc de Saint Cloud. Ca y est on y est Milie ! Un petit (gros) effort supplémentaire et me voici de l’autre côté du Domaine. J’aperçois les lumières du dernier ravitaillement. Km 69 !
C’est à cet instant précis que la magie va finalement opérer. Après avoir souffert toute la journée, n’avoir pris aucun plaisir sur le parcours (je n’ai même pas pris de photos aujourd’hui, non mais quel comble !), je découvre une vue éblouissante sur Paris. Toute en lumières. Toute en beauté. Et au loin, elle est là, la Tour Eiffel ! Qu’elle est magique cette vision ! J’avale une petite tonne de bananes (oui j’ai faim !), je prends une bonne soupe chaude et je m’isole sur une chaise face au panorama. Je pourrais rester ici des heures tellement je me sens bien. J’ai le sourire aux coins des lèvres. Celui qui signifie, tu as réussi ma chérie, tu n’as pas lâché, tu t’es accroché et ça a payé. Voici ta récompense. Il y a cette musique de Sting qui passe au loin sous la tente du ravito. Fields of gold. J’ai envie de pleurer tellement je suis heureuse à cet instant précis. Ce moment est parfait. Seule face à l’horizon. Avec elle, ma Tour Eiffel.
Il est presque 22 heures. Je me lève et je quitte le ravito. Enfin j’attends encore un peu quand je m’aperçois que Mme Eiffel scintille ! Merci ma belle, j’arrive ! Je descends sereinement vers le musée de la céramique de Sèvres tout illuminé de bleu. Je retrouve des têtes connues au niveau du pont ! Rapides embrassades et derniers encouragements avant la pénible partie qui m’attend. 8 kilomètres de goudron. Je longe les quais d’Issy les Moulineaux, découvre l’Ile Seguin et sa future cité musicale, un dôme géant et une sorte de paquebot blanc à côté. Je fais un peu de tourisme en fait ! Je passe le temps comme je peux. Je marche à toute allure. Je n’ai aucune envie de me dépêcher et de trottiner sur le trottoir. A quoi bon me faire mal pour gagner quelques minutes à l’arrivée ? Je me mets en mode marche commando. Très efficace et beaucoup moins fatiguant. Je suis heureuse car aujourd’hui, j’aurais appris une chose : m’économiser en course. Je me suis constamment protégée en écoutant mon corps, tout en avançant sans écouter mon corps. Au mental. Vous comprenez ce que je veux dire ? Moi non plus ! Impossible d’expliquer cette phrase ah ah !
Ca y est, voici Paris. Et elle est là. Elle est dans ma ligne de mire à présent. Je la vois. Elle se rapproche. Elle est magnifique. Et elle scintille de nouveau. Il est 23 heures. Après avoir longé la Seine rive gauche, dernier détour pour saluer la statue de la Liberté et l’île aux cygnes. Certains amoureux se baladent, je les croise avec ma frontale et mon dossard, ça m’amuse. J’ai le sourire des grands jours. Je remonte et j’entends le métro aérien sur le pont au-dessus de ma tête. Pas de doute, j’arrive. En prenant les quais bas, je fais quelques centaines de mètres avec Carlo, un italien. On a les yeux qui brillent au pied de la Tour. On lève la tête. Le ciel est rose. Elle est là. Immense. Majestueuse. Inoubliable. Je le laisse s’éloigner en courant. Je monte les marches et j’atteins le parvis sous les bravos des gens tout autour de moi. C’est incroyable, je cours, je vole, le speaker annonce mon nom au micro, je lui tape dans la main au passage, j’entends de chaque côté des barrières les gens dire « et elle a le sourire en plus ! », je suis sur mon petit nuage, le brouhaha, les lumières, tout va très vite.
Les marches s’enchaînent. Une à une. Je retrouve le calme. La solitude. Et je repense à toute ma journée. Toutes mes sensations. Je l’ai fait. Je ne sais pas encore comment. Mais je l’ai fait. Ce soir, pour la première fois après une course, je suis vraiment fière de ce que j’ai accompli. Et je savoure chaque marche. Je voudrais que ce moment dure encore. Et voilà, la ligne d’arrivée est là. Au premier étage de la Tour Eiffel. Quelle aventure ! Et aujourd’hui, c’était ça. La Tour Eiffel, sinon rien !
P.S : Et maintenant je chiale à chaque fois que j’écoute Fields of gold de Sting. C’est malin !
EcoTrail de Paris 80km 1500 mD+
19 mars 2016
1 Comment
Bonjour Emilie,
Superbe ton CR, j’adore ton site j’y retrouve quelque une de mes destinations, enfin 2, NY, Quebec .
Au plaisir de te voir sur le TDA dans 15 jours, et oui déja.
Eric