4h40 du matin. Place du triangle de l’amitié. Chamonix. Je passe la ligne d’arrivée. On me met une médaille autour du cou. Le temps n’a plus d’importance à présent. Enfin.
On ne sait jamais à quoi s’attendre au départ d’un ultra trail. La seule chose qui est sûre, c’est que cela va durer et que l’on va endurer. Vendredi, la nuit est douce, il fait déjà chaud à 4h du matin. Près de 1200 coureurs sont prêts. Je le suis aussi. Chacun aborde son ultra à sa façon. Moi je compte sur mon envie et ma détermination pour aller au bout. D’autres sur leur plan d’entraînement. L’essentiel pour moi reste de savoir exactement pourquoi on est là cette nuit à Chamonix. Et de faire les choses pour soi. Parce qu’on aime profondément ça. Un coucou à Rémi, un coup de trompette de Fred et un bisou à Romain plus tard, me voilà en route. Je pars. Et je compte bien tout faire pour arriver. Je vais arriver. Je dois arriver.
Le problème des courses mythiques, c’est l’attraction qu’elles exercent. On doit les partager. Et le gâteau n’est pas assez gros. Partant en dernière partie du peloton pour ne pas me faire aspirer, c’est la cohue dans la longue montée du Brévent. Le sentier se rétrécit petit à petit, alors on attend patiemment son tour. Quel monde ! Cela me permet de croiser Nicolas. Toujours agréable de repérer des visages connus de chez soi ! La Normandie à l’assaut du Mont Blanc ! Pour le moment, c’est l’attente. J’essaie de dépasser un peu car je sens du danger à rester dans ce wagon de queue. Je tente de trouver mon propre rythme dans cette interminable file indienne jusqu’au sommet. C’est en fait à peu près tout ce que je déteste. Ce monde… Moi qui aime la douce solitude et le partage intime… Cela va durer de nombreuses heures encore. Alors j’essaie de me concentrer, de m’isoler virtuellement, de faire abstraction de ceux (trop nombreux) qui m’entourent. Sauvage… Et ces discussions très futiles autour de moi. Alors que je n’ai qu’une envie, c’est du silence de la Nature… Une vraie sauvage, je vous dis !
Le jour se lève doucement. Les neiges du Mont Blanc et de l’Aiguille du Midi sont les premières qui apparaissent en face, de l’autre côté de la vallée. Nous montons. De petites visions magique s’installent sous mes yeux. Les lumières de Chamonix brillent encore un peu, le serpentin des frontales va bientôt s’éteindre et progressivement l’orangé s’installe à l’horizon, derrière les sapins. Nous allons vers le soleil. Oui, le jour s’est levé. Et nous voilà au-dessus des 2000 m d’altitude. La végétation se fait plus rase à présent, des fleurs jaunes et mauves viennent danser entre les rochers et l’herbe.
A 6h18 très précisément, mes yeux se fixent en direction du soleil. Niché à l’angle de la montagne, il éclaire juste assez une file de traileurs qui montent doucement telles de petites fourmis au loin vers le sommet du Brévent. Cette vision de contre jour de l’aube sera la plus belle image de mon 80 km du Mont Blanc, mais je ne le sais pas encore.
Le terrain devient de plus en plus minéral à présent. Le sommet à 2461 m ne doit plus être bien loin. Les rochers sont de plus en plus gros, les premiers névés sont là autour de nous. L’air est plus frais, mais pas de sensation de froid. Les rayons du soleil se posent maintenant sur nous. Les glaciers tranchent avec les arêtes. Une vraie carte postale. Bienvenue dans les Aiguilles Rouges.
Bip. Premier scan du dossard 5149 de la journée. Il est 6h45. Je file à toute vitesse vers Planpraz et le premier ravito. En descente, je lâche tout. J’aime cette sensation de liberté, à courir sur ce qui probablement doit être l’hiver une piste de ski. Les cailloux et la poussière ne me font pas peur. La pente m’accueille, je ne retiens pas mon corps qui ne demande qu’à l’épouser tranquillement. Je m’alimente au mieux et recharge en eau. Dix minutes pour ranger ma frontale, observer le parcours, reprendre des forces et me concentrer vers l’étape suivante de la Tête aux Vents. Nicolas me dit deux mots et file devant. Je reste à l’écart. Au calme. Je fais les choses doucement. Pas de perte d’énergie inutile. Et je reprends la descente qui oscille avec quelques sursauts jusqu’à Flégère. Il est 8 heures passées.
Les petites pauses s’enchaînent pour capturer les instants avec l’appareil de mon téléphone. On en plaisante avec un gars qui fait pareil lui aussi. De vrais touristes ! On se double et se redouble. Il se retourne en me disant « j’étais sûr que tu t’arrêterais prendre ça » ! Ces petits bouquetins au-dessus de nos têtes. Que beaucoup n’ont même pas pris le temps de remarquer. Ca monte. Quelquefois plus sèchement. Mais je me sens bien. Seuls les cliquetis des bâtons me perturbent. Je n’aime pas ce bruit incessant (sauvage hi hi !). Je sais qu’un jour, il faudra bien en prendre moi aussi. Mais je n’aime pas ça. Je veux garder ma liberté de mouvement. Avoir le moins de choses à emporter avec moi. Après tout, les chamois n’ont pas de bâtons eux !
La montée vers la Tête aux vents (2115 m) se fait elle aussi en file indienne. Mais Pocahontas se réveille et commence à doubler. Gentiment. Toujours les mêmes puisque mes petites pauses photo me stoppent quelques instants. « Tiens il y en a une qui met les gaz on dirait ». Oui les gars, j’ai la sensation qu’il ne faut pas trop trainer quand même. La balade va être longue. Je ne les reverrai plus.
Une belle heure de descente m’amène aux Buets à 10h du matin. Pile dans mes estimations. Et ce sera la dernière fois ! Je me sens légère, j’ai enfin réussi à trouver un petit coin pour faire un petit pipi (!) dans la forêt avant le ravito. C’est pénible, je préférerai être un homme pour ça ! Pas besoin d’avoir à repérer les environs et hop arrêt au stand et vous avez déjà fini la petite commission vous ! Nous les filles, on devrait avoir des minutes bonus pour ça hi hi !
Il commence à faire plus chaud. Mais les nuages calment l’ardeur des rayons. Y aura-t-il de l’orage ? Nous verrons bien. Je me restaure d’un bouillon bien chaud, de bananes, d’oranges, je fais le plein d’eau et dévore mes bonbons. Cela fait 20 minutes que je suis assise dans l’herbe. Il est temps de reprendre la route. Les premières douleurs apparaissent mais je me sens encore très bien. Profitons en, cela ne durera pas !
Les distances se sont espacées entre les coureurs, la densité ressemble plus aux courses dont j’ai l’habitude. Cela permet de repérer des visages, des silhouettes croisés régulièrement, de commencer à former des petits wagons de traileurs du même rythme. Les compagnons futurs de galère et de plaisirs. Pour le moment, j’essaie de relancer dès que c’est plat ou que ça monte doucement. Le long du ruisseau, ça grimpe tranquillement, je cours tant que je peux. La chaleur s’installe. La cascade est belle, je rêve de m’arrêter en terrasse sur la rive opposée. De prendre le temps.
Je monte. Concentrée. Jusqu’à Loriaz dont je n’ai plus aucun souvenir. J’écris cette aventure quelques jours plus tard et tout est devenu assez nébuleux. Rempli de brouillard alors qu’il faisait si beau. Comme me dira Nico le lendemain après m’avoir observé sur le parcours, j’étais dans ma bulle. C’est sûrement pour cela qu’il y a quelques vides. Présente mais dans un monde parallèle. Celui de l’effort, de la rage et du défi. Car le petit jeu va bientôt commencer…
La descente est technique comme je les aime. Pentue, rocailleuse, poussiéreuse, envahie de racines. Et je me régale. Je commence à doubler doucement. Je gagne quelques places mais ce n’est pas cela qui me motive à avancer. Le Molard. Il est 12h30. Tout le monde se rue sur la fontaine du village et s’asperge d’eau fraîche. Je me mouille la nuque, repars tranquillement et me fait scanner le dossard à 12h36. J’ai 24 minutes de « confort » sur la barrière horaire. A partir de maintenant, je n’aurais plus jamais autant d’avance… La hache de guerre est déterrée.
3h20. Je sais que j’ai 3h20 pour monter 800 md+ et en redescendre 900. Cela semble jouable mais il ne va pas falloir flancher. Il fait si chaud à présent. Et le sentier est bien découvert. Heureusement, de petits ruisseaux permettent de recharger les flasques d’eau car tout le monde tire un peu la langue. Les rochers sont de plus en plus hauts, il faut monter les cuisses et pousser fort sur les jambes. Les bâtons seraient sûrement utiles, mais j’en vois aussi beaucoup qui ne savent pas quoi en faire. A la limite du danger ! Je mets les mains. Ca me rassure davantage. « On va là haut ». Oh merde, pourquoi a-t-il montré le barrage tout là haut lui hi hi ?! Là haut. Cette montée est très éprouvante. J’y croise Sophie, une normande. Son drapeau flotte au vent. Je suis dans les pas de mes compatriotes. Je fais des petites pauses régulières assise sur les rochers. Je prends connaissance des messages sur mon téléphone. Rassure la famille sur mon état de forme et rigole avec Apos tous les 100 d+ (bordel !). Si je dis des bêtises, c’est que tout va bien !
Ah Emosson ! Tout le monde s’en souviendra ! Une vraie hécatombe. A chaque virage, des coureurs sont allongés sur le côté, recroquevillés en fœtus. Les gars, restez conscients, il faut avancer. Ce n’est pas le moment de décrocher. Après 2 heures de montée, j’arrive là haut. Le lac est immense, le barrage très imposant. Je cours dessus, longue ligne droite. D’un côté l’eau, de l’autre le grand vide. Ici c’est la Suisse. Et le ravito nous accueille par une belle série d’escaliers métalliques. Tout le monde grince des dents et peste. Je souris. Je crois bien que Mimi Maso est de retour, car j’aime ça ! Et après Madère, je me dis que ce ne sont pas ces petites marches qui vont m’effrayer !!
Ravito Emosson. Que j’ai affectueusement surnommé le mouroir. Il faut croire que j’aime jouer car j’y reste 20 minutes aussi. Aujourd’hui, j’ai décidé de prendre le temps qu’il faut pour bien m’alimenter, ne pas faire d’erreur, je ne veux pas faire d’hypo. Alors je le prends ce temps. Même si je sais que je n’en ai pas beaucoup. Le problème, c’est aussi que les ravitos sont très peu garnis, dévalisés. L’accueil est pour le moins assez froid. Une ambiance de fin de soirée où on sent que les bénévoles n’ont qu’une envie, c’est de rentrer… Il y a pourtant encore pas mal de monde derrière moi. J’avale comme je peux mon bouillon vermicelles. Je me force. Il le faut. Ca monte ! Je rêve ! Ce n’est pas sensé être une descente maintenant ?! Panique à bord ! Alors je file !
J’ai 55 minutes pour arriver au Chatelard (alt. 1155 m). Une belle plongée de 900 md- sur environ 4 km mais a priori moins technique. Contrôle du sac et du matériel obligatoire. Et vas y qu’on reperd tous presque 5 minutes ! Allez les jeunes, on est pressés nous ! Ca y est, ça descend enfin ! Mais… ça glisse ! Quelle poussière ! Un blessé à droite. Il vient de tomber en contrebas et s’est cassé le tibia. Bon, ça calme, un signe, faisons attention. Mais ne trainons pas Mimi ! J’ai les jambes très solides, assez peu de douleurs, alors il est hors de question que la barrière horaire m’arrête ! Ce serait trop idiot. Je m’en veux d’être restée si longtemps aux deux précédents ravitos. Mais c’est aussi grâce à cela que j’ai la pêche sûrement. Vite ! Vite ! Vite ! Le temps passe. Je checke ma montre sans arrêt, l’altitude défile, le temps aussi… Je calcule. Ca peut passer. Passe à gauche ! A gauche ! Je double sans arrêt. Vite ! Vite ! Ne pas se fier aux autres, certains ont décidé d’abandonner et redescendent tranquillement. Doubler. Doubler. Doubler. 10 minutes. Où est ce village bordel ? Je rattrape ceux que j’ai vu partir d’Emosson 10 minutes avant moi. Bien joué Mimi ! Je vois Sophie. Allez la Normandie, on y est presque ! Ca y est. Dernier virage. Du goudron. Scan. 15H55. On se tape dans les mains. On l’a fait. C’est encore plus fort qu’une ligne d’arrivée ! 5 minutes d’avance sur la barrière horaire ! Merde. C’était chaud là !!!
Et devinez qui prend son temps au point d’eau ?! Oui, je suis définitivement joueuse. Et surtout je sais que c’est important. J’ai beaucoup donné dans la descente. Bien boire. Se rafraichir la tête. Car ça cogne encore pas mal. Certains sont dans la bachasse (abreuvoir) comme dans leur bain. On rigole bien ici. Entre rescapés. Car ça discute et on apprend que 300 sont déjà hors course sur les 1150 partants. 100 seront arrêtés derrière nous par cette barrière horaire. Un carnage. Allez filons ! 1200 mètres de dénivelé positif nous attendent.
Pas après pas. Trouver le rythme. Ni trop. Ni trop peu. Avancer. Ne pas trop penser. Rester concentrée. Toute mon énergie est focalisée sur l’objectif. Je peux le faire. Je vais le faire. La petite musique se met en route dans ma tête. Et il faut en avoir du caractère quand au ravito, certains repartent en minibus et les bénévoles des Jeurs vous disent que ça ne va pas le faire au niveau chrono. C’est vrai qu’on est justes sur les BH mais je n’ai pas l’intention de me laisser abattre. J’avance. Après un nouveau petit bouillon, du coca et des bananes. Je rêve d’un diabolo grenadine, d’une compote pommes poires… Et je continue l’ascension. Je pense au Népal, au Chhukhung ri, au Kala Pathar. A chaque fois 500 à 800 md+. Les petits pas et petits arrêts m’ont permis de réussir là bas, j’applique la même technique ici. Au début, marche commando (quelques photos quand même…), puis ascension de la Tête de l’Arolette en mode sherpa.
Au scan avant la dernière montée au sommet, on me dit que j’ai 15 minutes d’avance et que si je continue comme ça, ça peut le faire ! Merci pour ces mots. J’ai repris 10 minutes. Je monte bien. Le miracle des bonbons ? La croix est là. C’est magique là haut. Je prends quelques minutes pour moi avant de me jeter sur la crête en plein vent froid. Ca souffle ! Et je redescends à toute vitesse vers le col des Posettes. Je double comme une folle. J’ai de ces jambes aujourd’hui, c’est dingue ! « Tiens c’est Emilie ça ! ». Ah bonjour toi ! Mais qui es tu toi hi hi ? Le signaleur est de l’Ut4M ! On papote tranquillement en marchant. J’ai 1h10 pour descendre au Tour. Selon lui, c’est bon, ça peut passer. Ca doit passer.
Mais c’était sans compter un gros coup de pompe qui fait son apparition. Je sens que le vide s’installe en moi. Je devrais courir comme une fusée comme tout à l’heure, mais je n’y arrive plus. Je trottine. Je sens que mon corps m’échappe. J’ai faim. Les bonbons ne suffisent plus. Avancer. Vite. Coute que coute. La montée est si bien passée, c’est nul d’avoir ce retour de bâton maintenant (et je n’ai pas de bâtons en plus bordel !). Je suis abattue. Je veux dévaler cette pente, mais il y a plein de soubresauts éreintants, j’ai l’impression que l’altitude reste bloquée à 1900 m sur ma montre. Cela finit par descendre. J’avance. Ca y est. Des virages. Sans cesse. De la poussière et des rochers. Puis le bois. On descend oui. Et le sourire s’imprime d’un coup sur mon visage. J’entends une trompette ! Est-ce lui ?! Le sourire ! S’il est là, cela doit vouloir dire que le ravito n’est plus très loin alors, oui je vois un village en bas ! C’est fred ! Tutututtt ! Il me suit jusqu’au parking et je me mets à marcher. Je n’en peux plus.
BH de 20h30. Le tour. OK. J’ai 12 minutes d’avance. Je suis vide. L’hypo est là. Un bouillon. Une gorgée. Des nausées. Mais j’ai pas vomi (hein Fred !!). Je m’assois dans l’herbe, abattue par mon état. Deux trois larmes de désespoir. Et hop. Pâtes de fruit (service compris) et c’est reparti. J’ai rebasculé du côté énergie. En 3 minutes. Hallucinant. Comme un bébé, j’avais probablement besoin d’un petit rot (dégueu ah ah !!). Fred joue les assistants et prend soin de moi. C’est réconfortant à ce moment là de la course (merci !). Les messages d’encouragement le sont tout autant (merci !).
10 km environ en profil descendant pour atteindre les Bois et un peu plus de deux heures pour les faire. De la descente ? Bah voyons ! En fait, ce ne sont que des coups de cul. Usant. Mais malgré tout, ça avance. Assis sur le coffre de sa voiture, je retrouve le traileur photographe de la Tête aux Vents, celui avec lequel je plaisantais en début de course ! Mais qu’est ce que tu fais là toi ?! Il a été contraint à l’abandon plus tôt dans la journée à cause d’une vilaine entorse du pied. Merde… Bon repos à toi. Je file, j’ai la barrière aux fesses !!
Hop ! Ne pas trainer malgré la fatigue. Continuer la lutte. Encore et toujours. A chaque nouveau tronçon, la guerre est déclarée à nouveau. C’est épuisant cette bataille sans relâche contre le temps depuis maintenant plus de 6 heures. Je ne pense presque plus qu’à ça. La nuit tombe. Je finis par ressortir la frontale. Ce n’est pas le moment de tomber ou de se blesser. Rester lucide. J’ai autre chose à gérer là. Car bien sûr, les jambes sont un peu plus amochées et le corps, le dos, les bras, plus douloureux. Prendre soin de soi. Et arrêter de taper les pieds dans ces cailloux de merde !
Trompette. Fred. 500 mètres avant le ravito. C’est bon ça ! Les Bois. Une tente dans la nuit noire. Il est 22h28. J’ai 17 minutes d’avance. Et à peine arrivée, ils veulent déjà me chasser et fermer le ravito ! De grands malades ! Il faut que je mange moi ! Montenvers ne va pas se monter tout seul ! Une femme me demande un petit sourire et vu l’accueil je n’ai pas très envie ! En fait, je remarque qu’elle est du staff médical, elle me jauge. Je lui dis que tout va bien mais que cet accueil n’est pas vraiment ce qu’on peut qualifier de bienveillant ! On a un quart d’heure d’avance avec mes compagnons du champ de bataille et il faut qu’on prenne le temps de manger. On a tous l’étrange impression que personne ne veut vraiment qu’on finisse. Il faut être solide mentalement car on ne nous aide pas. Heureusement, je m’en fiche. Fred me trouve un morceau de sandwich (réservé aux bénévoles normalement…) et on marche un peu après avoir fait un grand sourire à la médecin pour la rassurer (sorte de laisser passer pour Montenvers). « Jusqu’au bout hein ». Oui. Finisher. J’aimerais qu’il reste avec moi pour la montée. Je suis toute seule. Et j’en ai ma claque de lutter contre le temps.
Je suis dans une sorte de transe. Ne pas flancher. Ne pas lâcher. Se battre. Ca me gâche un peu ma course, mon plaisir. Mais je prends les choses comme elles viennent. Je mettrais 2h20 pour monter le long de la mer de glace. Sans la voir. Dans le noir. Juste des immenses rochers. Des échelles parfois. Des précipices si on part du mauvais côté. Il fait encore chaud. Les arbres ont gardé la température. Personne. Juste moi. Et des petits mots qui m’arrivent régulièrement et me rappellent que je vais y arriver. Moi. Et ma rage. Je n’abandonnerai pas. Promis. Pas maintenant. C’est tellement difficile. Je m’arrête, reprends mon souffle, repars. Pas le temps. Des messages encore. Qui font chaud au cœur. De Romain, de la famille, d’Apos, qui me suivent depuis ce matin. Il y a Raphael aussi, Lionel, Marilyn. Savoir qu’il y a du monde qui pousse derrière vous, qui vous tire vers l’avant. Merci.
Seules les rubalises jaune fluo scintillent dans la nuit. Comme des petits cailloux du Petit Poucet qui montrent le chemin. Le temps passe. Mon montre a lâché, je l’ai réglé sur 24h. HS. Je n’ai plus l’altitude depuis 1590 m. Il me reste 300 md+ pour atteindre le refuge de Montenvers. Sans aucun repères à présent. J’entends des bâtons derrière moi. Ils se rapprochent. Non. Je n’avance plus. C’est l’Enfer. Il ne reste que 30 minutes avant la barrière horaire. Il me dépasse. « C’est bon, on arrive. Tu vois la lumière là haut ? C’est là qu’on va ». Ah non, c’est encore haut ! « Je n’avance pas aussi vite que toi moi ! ». Ne pas flancher maintenant. Tel un phare, la lumière se rapproche. C’est un effet d’optique, il n’est plus si haut ce refuge.
Minuit 58. 17 minutes d’avance. Bordel, je l’ai fait ! Encore une ! Je prends 10 bonnes minutes pour me reprendre. Rien ne passe. Plus faim. J’essaie le petit bout de sandwich de Fred mais c’est long à mâcher ! Les fermeurs sont là ! Vision d’horreur ! Vite. Repartir.
Un faux plat de 5 km ? N’importe quoi ! Ca monte encore oui ! Encore et toujours. Fred, Christian, si vous me lisez, à cet instant précis, j’ai voulu vous tuer hi hi ! Interminable ! Au cœur de la nuit, Chamonix est là. Tout en bas, toute illuminée. Je commence à comprendre que ça ne va pas passer. Je suis fatiguée. Je n’ai pas envie de lutter. Pour quoi faire ? De toute façon, quoiqu’il arrive, je vais finir le parcours. C’est l’essentiel. Je sais aussi qu’1h15 pour faire la dernière descente, ce sera quasiment impossible. Avance Emilie. Fais taire cette voix qui ne sert à rien. Essaie au moins. C’est beau. C’est trop dur. Une lumière au loin. Le refuge du plan de l’aiguille ? Elle peine à se rapprocher. Je ne vais pas y arriver. Je le sais. Je suis réaliste et lucide.
Il est 2h44. La lumière est trop loin. Game over. Je répète tout fort dans la nuit. Game over. Un virage à gauche. Une toiture rouge juste là. Non ! Non ! C’est ça le refuge ?! Non ! Ce n’était pas la lumière au loin ! Je cours. Inutile. Il est trop tard. Le coureur devant moi est en colère. Mais c’est comme ça, nous avons 2 minutes de retard… 3 maintenant qu’il s’est énervé et que je ne suis toujours pas scannée.
Je m’assois. Il fallait bien que ça se passe comme ça… 2 minutes ! J’ai perdu la guerre. Je repense au ravito précédent. En partant, le médecin m’a interpellé et nous avons discuté tranquillement quelques minutes. Une ou deux. Les mêmes qui me manquent à présent. Ca va ? Oui. Je suis déçue. Je la voulais cette médaille. Je vais terminer le parcours, mais je voulais cette médaille ! En réalité, j’ai bien été scannée et les signaleurs me disent que les fermeurs de la course sont partis il y a 5 minutes. Si j’arrive à les rattraper et passer devant les derniers, je serais peut être classée. Car la BH à 4h à l’arrivée a été supprimée dans la journée, jugée trop difficile pour cette dernière descente. Vraiment ? Hop ! C’est reparti !
En moins de 10 minutes, Mimi la fusée a rattrapé le groupe des fermeurs, secouristes et derniers coureurs. Je vais bien plus vite qu’eux. Ils marchent, je cours. Mes jambes encaissent. J’ai la rage. S’il reste une chance, je ne la laisserai pas passer. Ca descend. En épingles. Brutalement. Je ne m’arrête plus. J’ai dépassé 8 coureurs je crois. Je pleure. De doute. L’inconnu. Je l’ai fait. Sans même savoir si j’aurais la reconnaissance de la direction de course de l’avoir fait.
J’ai mal aux pieds. Je vois une tâche de sang au bout de mes chaussures. Ca picote ! Je le dis à Fred en rigolant en bas de la descente. Il est encore là. Il est presque 4h30 ! Il me dit que je suis « en course » sur le suivi informatique LiveTrail. C’est bon signe ça !
Je suis heureuse. Anxieuse. Un peu amère aussi. Etrange fin de course. Romain m’attend à l’entrée de Chamonix (merci !). Tous les trois avec Fred, nous longeons toute la rue principale du centre ville. Désertée. Juste quelques fêtards. Ambiance en complet décalage avec la journée que je viens de vivre ! Et j’aime ça ! Cette intimité aussi. Place du triangle de l’amitié.
Je passe la ligne avec une fille un peu éméchée. Scan du dossard. OK. Je suis officiellement finisher. Les fermeurs sont plus d’une heure derrière moi. La fille hurle « tu vois, eux au moins, ils ont fait quelque chose ! ». On me met la médaille autour du cou. Oui. Je réalise. Oui. J’ai fait quelque chose aujourd’hui. Et nous sommes 636 rescapés à l’avoir fait.
80 km du Mont Blanc – 23 juin 2017
Env. 92 km 6200 D+
628e scratch / 32e SEF
1 Comment
Encore un cr sur j’adore
Merci et feliciratiln
Bisous