P comme préambule
J’y vais. Je pars. Mais j’ai peur. Bien sûr que j’ai peur. Peur de ne pas profiter autant que je le voudrais. Peur de ne pas réussir à finir ce pourquoi je pars. Peur de la nuit surtout. De ne pas avancer assez vite. Peur n’est peut être pas le bon mot. Je ne suis pas tétanisée. Je ne risque pas grand chose au fond. Mais ça ne change rien. Mon corps sait. Mes tripes savent. Je le sens au fond de moi. Un grand voyage m’attend. Il commence ici dans le Thalys qui m’amène vers la Belgique.
Je disais à Romain hier que je partais pour faire ce que je fais de mieux. Marcher, courir, avancer. Dehors. Longtemps. Etre bien. Me sentir bien. Pleinement vivante. Avec des besoins primaires. Manger. Dormir. Avancer. Survivre. Et s’adapter. Toujours s’adapter. En fait, en y réfléchissant bien, ce dont j’ai peur, c’est que quelqu’un m’arrête. Moi, je veux juste avancer. Et voir le monde au bout de mes pieds.
S comme signature
« J’accepte d’assumer tous les risques qui peuvent être associés ou pouvant résulter de ma participation à la course Legends Trail 2022. Je comprends que ma participation est une activité potentiellement dangereuse et j’accepte toutes les responsabilités. Y compris la blessure, la perte, la mort. Et je suis pleinement consciente des risques encourus. » Legends Trail. 272 km. Février. Ardennes. Je signe donc cette déclaration de renonciation. Et je pars à la guerre, c’est bien ça, non ?
B comme Brel
Combien de fois j’ai pensé à lui. Jacques Brel. En me disant qu’il me suivait. On s’est souvent croisés lui et moi. Elles sont loin nos Marquises ici, hein mon Jacquot. Et tu t’es bien fichu de moi avec ton histoire de plat pays. Quelle est donc cette légende de pays sans dénivelé, ni colline ? Ne connaissait-il donc pas les Ardennes belges le Brel ?! Si je reviens te voir au petit cimetière sur les hauteurs d’Hiva Oa, tu m’entendras, je peux te le jurer !
D comme départ
18h. Collège Saint Roch. Une immense bâtisse ancienne où, en lieu et place des élèves, voilà une petite centaine de fous furieux qui s’élancent pour de très nombreuses heures de lutte contre l’inconnu. Tous bien habitués à braver les éléments et à s’adapter. Mais tous sachant très bien qu’à la fin, il n’en restera pas beaucoup. Le Montane Legends Trail 250. Je n’ai que peu d’illusion sur l’issue. Je sais que si je termine, ce sera dans le délai maximal de 68 heures. Je ne pense pas pouvoir aller plus vite. Et je ne sais pas encore si je vais vraiment vouloir m’accrocher. Tout ce que je veux, c’est prendre du plaisir dans l’effort. Et en prendre plein des yeux surtout. Je n’aime pas la facilité.
N comme nuit noire
La nuit est tombée. Une heure après le départ, il faisait déjà très noir. De temps en temps, de petits hameaux et quelques superbes maisons. Pour le reste, j’ai oublié. Des haies, des genêts, des sapins. Surtout des sapins. Debout. Couchés. Enchevêtrés les uns dans les autres. Ça déroulait très vite. L’orientation était facile, juste besoin de suivre les lumières rouges au loin des coureurs précédents. Les kilomètres s’enchainaient. La pente était douce. La boue déjà tellement épaisse. Les flaques immenses. Nous étions bien concentrés pour avancer. La nuit semblait chaude au début. Proche de zéro sûrement. Les pieds parvenaient encore à sécher un peu dans les chaussettes en laine après les ruisseaux traversés à gué. Pas de vent. Et les kilomètres défilaient.
E comme étoiles
Minuit est passé. Nous sommes samedi. La nuit va être longue. Je suis dans une phase éveillée. Regain d’énergie. Celle où je me dis, tiens on avance bien, donc c’est bon, je l’aurais mon gros dodo au CP3 la nuit prochaine donc rien ne peut m’arriver. Et puis ce ciel. Merveilleux. Une pluie d’étoiles. Quelle beauté.
F comme frontale
Je n’ai pas peur de la nuit. C’est toujours grisant de passer la nuit dehors. Mais la fatigue, les yeux qui piquent et cette satanée frontale qui s’est mise en économie d’énergie depuis quasiment le départ. Incompréhensible. J’ai dû bidouiller un truc lors des deux premières heures et l’utiliser à fond. Erreur de débutante. Après toutes ces années. Et comme je suis une tête de mule, je ne prends pas celle de secours dans mon sac avec ses deux batteries bien pleines. Je vais ainsi faire toute la nuit avec un tout petit halo de lumière. Ridicule. Toujours à économiser l’énergie au cas où. Mais j’ai tout sauf économiser mes yeux sur ce coup là.
G comme glacial
Les heures passent. Déjà plus de 40 km. C’est très bien. A cette allure, nous serons vers 5 heures au CP1 (Km 64). Le dernier poste de contrôle est passé. Il y avait de l’eau, c’est gentil ça. Mes gourdes sont encore bien remplies. Pas besoin. Et plus très envie de boire de l’eau givrée. Cette fois-ci, ça tombe côté température. Il ne faut pas rester trop longtemps sans avancer sous peine de refroidir son corps. Une sorte de brume bruineuse commence à tomber. Les heures froides arrivent et nous longeons à présent la rivière. Monter et descendre. Voilà comment nous mettre ces 800 à 1000 derniers mètres de dénivelé positif. Et si c’était possible sans trop de pataugeoires et de passages à gué, ce serait très gentil hein.
O comme Ourthe
Parc Naturel des Deux Ourthes. Voilà qui sonnait bien sur la carte. Paisible. Bucolique. Oh mince, ce sera la nuit, je ne verrai rien. Oh ça alors, c’est horrible en fait. Ça monte dré dans l’pentu, ça escalade les sapins avec les piquants. Est-ce vraiment la trace ? Tim est fou ! Tim, c’est l’organisateur de ce chantier. Y a vraiment du gaz à gauche au-dessus de la cascade quand même ! Ça réchauffe remarque. Des cordes. Pratique. S’il faut redescendre comme ça grimpe, ça promet de belles chutes et ça ne me fait pas vraiment rire. Parfois, ça glisse tellement qu’on redescend presqu’autant qu’on ne monte. Mais le pire, c’est de ne rien comprendre de ce que l’on fait dans la nuit profonde. On zigzague littéralement. On tourne en bourrique à nous rendre fous. Bien joué. Ça fonctionne. Ce sentier au bord et surtout dans l’eau est interminable. Toujours à chercher un contournement ou à entendre sans voir cette Ourthe à trente centimètres à gauche, les pieds trempés. Epuisant de ne plus avancer. Les heures passent. Je commence à haïr Tim. C’est assez rare pour être souligné ! Nous n’arriverons pas à 5 heures au check point. Pas même à 6.
V comme verglacé
Parfois on retrouve du bitume. Et on patine. Les routes sont gelées. Attention aux glissades. Il fait vraiment froid. -5°C il paraît. En ressenti, aucune idée. Entre la légère bruine qui tombe (et envahit le peu de vision que j’avais avec ma frontale et mes lunettes) et l’eau qui coule, encaissée entre roches et racines, tout est absolument parfait. Je me souviens être passée au barrage de Nisramont. Voilà donc encore un endroit sûrement très interessant à découvrir en journée avec une bonne petite bière (il doit bien y avoir une buvette quelque part non ?!). Bon, comme nous sommes en bas, je dis à Raphaël qu’on va donc sûrement remonter. Comme ça ne s’arrêtera jamais, c’est reparti. Le Plat Pays, oui oui…
C comme check-point
CP1. Le jour s’est levé. A 500 mètres, j’éteins la frontale. Tout est givré. Nadrin. Une heure d’arrêt. Et 64 km de faits. A l’intérieur, il fait si chaud. A l’intérieur, mes yeux sont plein de poussière. Mais impossible de la faire disparaître. Le sable de la fatigue. Séchage de pieds. Changement de chaussettes. J’essaie de manger le plat de pâtes à la bolognaise. Il est 7 heures du matin. Il pourrait être 15 heures ou 21 heures. Peu importe. La seule chose qui compte, c’est le CP2 à 50 kilomètres. A atteindre dans l’après-midi si je veux espérer continuer et dormir un peu (dehors).
P comme pieds
Rien à signaler physiquement. Mes pieds vont très bien. Certains se les font sécher au sèche cheveux. Jamais vu ça ! D’ailleurs, je croyais que l’assistance était interdite ? Pfff la triche. Ça commence à boitiller, pas bon signe. Les ampoules font leur apparition au lever du jour. Bonne chance à vous et surtout bon courage pour les 200 km restants. Je bénis tous les Dieux de la Terre d’avoir mes pieds. Rarement eu de gros soucis à ce niveau-là et toujours su serrer les dents. Un peu dure à la douleur, merci à mes dix années de pointes et de tutus, ça vous forge un beau sourire les pieds en sang. En revanche, j’aimerais beaucoup dormir. Et il n’est que 8 heures. Nous repartons avec mon acolyte, le loup des Ardennes.
B comme blanc
Une balade dans le blanc du petit matin. Tout est enveloppé de givre. La végétation est immobile, le froid impose le silence. Dès la sortie de Nadrin, le sentier craque et se fige. Le ciel bleu contraste avec les herbes fantômes. Le vert pâle se fraie un chemin au-dessus de l’eau, la colline est déjà au soleil et brille de la couleur de l’espoir. Comme ma doudoune qui me réchauffe. Je marche. Je n’y vois pas grand chose. Toujours cette poussière dans les yeux. Renforcée par la lumière écrasante du jour. Bien sûr je n’ai pas mes lunettes noires. Car oui la Belgique en février, à quoi bon. Grave erreur. Encore une. C’est fou d’avoir été aussi cruche dans mes décisions. J’avais tout misé sur le froid en oubliant les petits yeux fermés des nuits blanches. Je ne vois rien et je n’ai jamais vécu ça. Ce flou permanent. Ce voile sur les yeux. Embuée. Paniquée ! Mes yeux. Rendez moi mes yeux si précieux. J’en parle à Raphaël. Je ne sais pas quoi faire. Le froid ? La fatigue ? Qu’est-ce qui m’arrive ?
M comme mousse
Nous revoilà au bord de l’eau. Cette fois-ci sur un petit chemin qui semble beaucoup plus marqué et agréable que la nuit passée. Secteur d’Houffalize. Toujours ce chaos forestier. Les troncs sont recouverts d’une mousse épaisse, que les arbres soient vivants, fiers et droits, ou couchés, abattus par Eole et me barrant la route. Toujours lever les pieds, sans cesse pour passer et continuer à avancer. Ne pas glisser. Et bientôt remonter. Se hisser au coeur du bois, grimpant sur ce tapis de brindilles, de feuilles sèches et de lichens.
S comme séparation
Sur le plateau, au milieu des champs, je ne fais que marcher à présent. Inutile d’essayer, mes jambes sont comme ces bâtons plantés à égale distance pour séparer les champs et le chemin agricole. Les nuages sont rentrés. Il est 11 heures. Le soleil est juste là derrière le gris épais et menaçant. Raphaël est toujours là, je lui dis de partir. Ne parvenant pas à courir, je doute de ma capacité à atteindre le CP3 avant le matin et mes plans tomberaient alors à l’eau. Je veux dormir cette deuxième nuit. Une heure ou deux. Il fera trop froid pour prendre le risque d’une seconde nuit blanche. Trop dangereux. Impossible de s’arrêter au bord du sentier. Je ne le veux pas. Raphaël reste. Mais finit par accepter de s’enfuir quand je m’arrête au bord de l’eau sur un immense transat en bois. Un mirage ? Je déguste saucisson et bonbons. J’ai basculé. Je recherche à présent le plaisir du vagabondage. Il fallait qu’il parte. Je ne veux pas le ralentir. Me forcer à aller vite. C’est mieux comme ça.
B comme balade
Avec mes deux poteaux de bois douloureux à déplacer, je sillonne la forêt. Immense. Infinie. Les Ardennes. Je trace de longues lignes droites, seule au milieu de nulle part. Parfois pourtant, un ou deux coureurs, on me double, ou je double. Dans les grandes ascensions, je rattrape, je me hisse plus vite que les autres au sommet. J’ai plaisir à dépasser une blonde aux longs cheveux. Je suis plus rapide. On fait régulièrement le yoyo mais je finirai par la semer. J’arrive un peu à courir même. Ça me requinque. Tout n’est peut être pas terminé finalement. L’eau est toujours là, non loin. Le soleil est revenu et c’est merveilleux. Si on oublie les petits ponts de bois à moitié noyés et menaçant à tout instant de s’écrouler à notre passage. Une chance sur deux comme on dit. Cet après-midi, la chance était du bon côté apparemment. Je reste au sec.
D comme décision
Ciel clair de la fin d’après-midi. Clair et bleu profond de l’hiver au-dessus des sapins et des genêts. C’est décidé depuis longtemps, j’en ai ma claque de ces conneries, j’arrêterai au CP2. Je repense à toutes ces randonnées de préparation et je les regrette. Elles me manquent. Je ne veux pas lutter contre la nuit qui arrive. Je ne veux pas devenir un zombie polaire. 114 km en 24 heures, au vu des conditions dantesques, je pense que j’ai fait honneur au travail des organisateurs, à la course. Je ne serai pas une légende. Mais je suis fière de moi et de mon retour sur la longue distance, et ça, ça n’a pas de prix. En attendant, il va falloir sortir de ce bois glacial.
F comme fin
Mon GPS me lâche. Et je ne parviens pas à l’ouvrir pour changer de piles. Super. Je suis donc au loin ce coureur qui m’a doublé tout à l’heure quand je grignotais au bord du chemin et tentais de me reposer les yeux, l’un après l’autre pour ne pas m’endormir. Je m’accroche en mode commando car il trottine. Et je ne peux pas. Mais après un long moment, il n’y a plus d’horizon, des bâtiments au loin et je le perds à tout jamais. C’est donc avec la trace chargée sur mon téléphone que je vais terminer. En mémorisant au maximum la route pour limiter la consommation de ma batterie. Arriver avant la nuit. Jouer une dernière fois. Dans une dernière lutte inutile mais essentielle, j’y parviens. La pénombre du CP m’accueille, tout comme Raphaël et Dany. Je suis étonnée de les voir ici. Il arrête ici lui aussi, suite à des problèmes de pieds. Je vais bien, mais non, j’arrête. Épuisée mais debout. Certains dorment à l’intérieur, je croyais que c’était interdit. Au CP3, on peut aussi, il y a même des couvertures. Cela change la donne, mais c’est trop tard, j’ai lâché. Et j’aimerais échanger mes jambes si c’était possible. Pas de boutique à Verleumont, Mimi. Il faudra patienter pour les récupérer petit à petit. Allez, au dodo, demain, j’ai une région à visiter et le sommet de la Belgique à gravir avec mon ami Raphaël ! Un autre jour nous attend. Les yeux grands ouverts.
E comme épilogue
Une belle virée dans les Ardennes belges. Loin du Plat pays. Stop au CP2 donc après 114 km et plus de 4000 m D+. Avec aucune envie de repartir vers une seconde nuit polaire les yeux clos. Difficile de véritablement décrire ce chaos. Entre noir glacial, boue épaisse permanente loin de celle que j’avais déjà connue (et pourtant !), sans parler des flaques profondes et des traversées de rivière. Avec une pointe d’escalade nocturne au bord de l’Ourthe. Tout cela en restant concentrés sur la trace. Comme qui dirait une bonne petite aventure de grands fous !
Montane Legends Trail 2022
25 au 28 février 2022
272 km – 9800 D+ – 68h maxi