Je me suis toujours demandée pourquoi j’aimais faire ça. Ces courses d’ultra endurance. Pourquoi ? J’avais parfois un début de réponse. Je croyais comprendre un peu. J’avais la sensation quelquefois d’entrapercevoir une raison. Mais à présent, je sais. Oui. Je sais pourquoi.
Nous sommes partis. Ça y est. Je cours au milieu de la foule. Sous le brouhaha des badauds venus en masse. Avec ces grosses cloches qui raisonnent. Des gens partout, devant chaque échoppe, sur chaque trottoir, aux fenêtres des maisons typiques en pierres. Ces sourires. J’aime. Courmayeur est une fête. L’ambiance est incroyable. C’est comme si tout le Val d’Aoste s’était réuni pour venir voir les gladiateurs se jeter dans l’arène. Car à observer tout autour de moi, je vois que je ne pars pas pour une course comme les autres. J’ai déjà fait une distance aussi hallucinante. Plus de 300 kilomètres en montagne. Je sais exactement ce qui m’attend. Je n’ai plus peur des douleurs de mon corps ou des nuits noires sur les cimes. Ni même du froid. J’ai peur du manque de sommeil. Je sais exactement ce qui m’attend. Et j’imagine que beaucoup d’autres coureurs aussi savent ce qui nous attend. D’où certains regards. Songeurs. Concentrés. Nous, nous avons choisi d’être heureux. Ensemble. Heureux d’être ici. De se lancer dans cette balade sans fin qui s’appelle le Tor des Géants. Oui. Ce n’est peut être pas une course comme les autres. Mais de mon côté, je l’envisage comme les autres. Simplement.
On ne peut pas dire que j’ai été très disciplinée et sérieuse dans ma préparation. Depuis la Swiss Peaks 360 l’an passé, je ne cours plus vraiment. Et je suis entrée dans ce que j’appelle l’ère de la grande nonchalance. Non pas que je ne respecte pas le dossard. Non c’est plus profond que ça. Je crois que je n’ai plus envie de consacrer du temps à préparer un ultra trail. J’aime aller courir quand j’en ai envie. Et profiter de tous les plaisirs de la vie. Et c’est tout. Ceux qui me connaissent riront en lisant cela car il est vrai que je n’ai jamais non plus été une grande adepte de l’entrainement !! Mais là, j’ai franchement ralenti depuis un an. Ce qui ne m’a pas empêché de m’inscrire, après mûre réflexion, à ce fameux Tor des Géants. C’est comme ça. J’aime jouer avec le feu. Me tester. Tenter l’impossible. Juste pour voir. Jouer la grande imposture sur la ligne de départ. Ne pas trop écouter les autres et leurs fameuses mises en garde. Ne pas respecter les codes. Faire à ma façon. Et découvrir à chaque fois que mon corps est une machine incroyable, solide, et qu’il s’est adapté au fil des ans et tolère distances et dénivelés sans broncher. Je suis aujourd’hui convaincue que j’apprends davantage à aller marcher des jours et des jours en montagne, un gros sac sur le dos, plutôt qu’à aller courir une heure ou deux chez moi en Normandie. Alors c’est ce que j’ai fait tout l’été, dès que j’ai pu m’évader de Paris et du boulot. Randonner, cramponner, grimper, escalader les montagnes. Car c’est ce que j’aime. Et ces distances folles, c’est la dernière chose qui me fasse vraiment vibrer dans le trail. J’aime les gens qu’on y croise sur ces courses, les relations qu’on y tisse, les sensations qu’on y trouve.
Alors quand il s’agit de courir quelques kilomètres sur le bitume de Courmayeur, je crois mourir. Pitié !!! Où est la pente ? Où est la terre ? Où est la roche ? Je ne sais plus courir moi ! Je veux marcher et grimper ah ah. Le bruit s’évapore, nous quittons peu à peu la ville et commençons à monter vers le premier col. Les rayons du soleil ont laissé place à une pluie fine. Tout commence. Il fait déjà froid. Alors que nous sommes dans les heures les plus chaudes de la journée. Ça promet. Et un peu plus haut, je vois déjà un tapis blanc qui recouvre le sol. Déjà.
Il y a du monde. En file indienne. Je déteste ça. Ce n’est pas nouveau. Je n’aime pas les gens. En montagne, je préfère être seule ou dans l’intimité d’un petit groupe. Cela fait partie des grandes difficultés des premières heures de course pour moi. Gérer les autres. Trouver ma place. De toute façon, je le sais, il va me falloir résister pendant 50 heures. Et après, tout ira bien. Deux jours, deux nuits. Pour caler mon rythme. Habituer mon corps. Dormir (un peu), manger (beaucoup). Voilà l’objectif. Non négociable. Je me suis promis de ne pas réfléchir, de ne pas tenter de faire entrer Monsieur Pessimisme et Madame La Raison dans ma tête au cours de ces 50 premières heures. Je sais que ce sera aussi les plus compliquées au niveau météo. Solide. Forte. Battante. Un point c’est tout.
Elles sont jolies ces vaches. Toutes noires. Elles ont l’air surprises elles aussi. L’hiver s’invite en Italie en ce début du mois de septembre. Un blanc immaculé. Tout le paysage s’est empli de silence, de pureté. Tout semble figé par le froid qui s’abat peu à peu sur nous. Plus l’on monte, plus les flocons de neige deviennent lourds. Et le sol se refroidit peu à peu. Les vaches montent avec nous. Tantôt sur le sentier, au milieu de la densité de coureurs qui sont de plus en plus calmes. Tantôt à côté, dans la pente herbeuse que l’on voit disparaître rapidement. Je me suis couverte. J’ai pris mes vêtements de montagne. Pas vraiment ceux de trail. Les jupes de course n’auront que peu d’intérêt ici ! Au vu des conditions météorologiques, j’ai chargé mon sac de doudoune, coupe vent et pantalon d’alpinisme. Même mes gants ne ressemblent pas à ceux de d’habitude. J’ai pris les gros, les bien épais. En plus des fins que j’utilise en course habituellement et qui me serviront de sous gants. Je suis peut être arrivée comme une fleur en matière de préparation physique. Mais je ne me ferai pas surprendre par tout le reste. Je compte bien vérifier ici si j’ai ma place en montagne. Si je suis capable de gérer surprises et impondérables et m’y adapter.
Bon. En tout cas, là c’est raté. Je n’arrête pas de me répéter que j’ai fait une erreur. Qui pourrait me couter cher. J’ai fait confiance au bulletin météo. Ecouté les autres qui me disaient que c’était inutile aujourd’hui. Mes crampons sont dans mon sac de base vie. Et quand je vois l’état du sol, je panique intérieurement. La neige commence à geler. Ça glisse de plus en plus. A l’approche du col d’Arp, à plus de 2500 mètres d’altitude, il est 14 heures et c’est glacé. Bordel, comment j’ai pu faire cette erreur de débutante ? Je sais qu’il y aura encore deux cols à passer à plus de 2800 mètres avant d’atteindre Valgrisenche. De nuit. Et merde Emilie ! Avançons. On verra bien.
Je fais très attention dans la descente. Je n’arrête pas de me faire doubler. Je n’aime pas ça mais je n’ai aucune envie de tomber et de risquer un faux mouvement, une crispation. Avec ce froid, tout prend une ampleur démesurée. J’en vois encore en short. Je les trouve cinglés. Chacun fait comme il veut… Puis la neige disparaît peu à peu. Pour laisser place à la gadoue. Je cours à nouveau. Tranquillement. Ça n’empêche pas la glissade et le plongeon. Ça c’est fait ! Je retrouve Apos un peu plus bas qui a lui aussi expérimenté le patinage artistique et est recouvert d’une belle petite couche de boue. On parle de ce premier col. Surprenant. Mais devant, tout a l’air plus clément. La neige est derrière nous. Le massif du Mont Blanc vient tourmenter la zone et mettre son grain de sel. Son grain de neige. Mais nous nous éloignons.
La Thuile. Tu parles d’un nom pour un ravito ! Elle fait du bien cette soupe en tout cas. Elle me rassure. On s’assoit quelques instants. Tous les trois. Vincent, Apos et moi. On fait route ensemble. Jamais très loin les uns des autres. On a bien ri dans la descente. Comme trois copains qui randonnent. Sauf que là, la randonnée promet d’être un peu particulière… Mais la bonne humeur règne. Et l’ascension vers le refuge Deffeyes est tout simplement charmante. Des cascades, de jolis blocs rocheux, et cette lumière si douce. Le soleil fait son entrée et nous réchauffe un peu dans la montée. Tout comme les bravo, bravi, brava ! Ça en fait des supporters sur ce sentier ! J’entends les gars pester devant quand j’ai le droit à des énormes “Aaahh signora ! Bravissima ! Forza Emilie !!!”. Ils me font rire ces deux là !
Il y a cette sorte de clairière tout à coup. Immense. Les couleurs de l’automne sont déjà là. Le vert est pâle. L’herbe rase est comme brulée par le soleil de l’été et le froid des nuits précédentes. Les rayons passent à travers les nuages gris. Il y a de la magie dans l’air. Un petit lac d’altitude. La huitième merveille du monde. On se regarde et on se dit que l’on pourrait très bien être dans les Pyrénées à cet instant. Le décor est sublime. Seuls les petits fanions jaunes TOR nous rappellent où nous sommes à présent.
Refuge Deffeyes. Une tente est plantée à l’extérieur. Il est un peu plus de 19 heures. Le vent est glacé. Pénétrant. Je dois impérativement me couvrir maintenant. Après, il sera trop tard. Une fois congelée, je serais incapable de bouger. Je me concentre sur la nuit qui tombe. Je fais abstraction des autres. Je file à l’intérieur du refuge. J’enfile une sous couche thermique. J’en garde une deuxième pour le ravito suivant. Histoire de me couvrir au fur et à mesure car la température chutera de plus en plus c’est sûr. Quand on ressort, le froid nous saisit encore plus. Je suis le mouvement, sans prendre vraiment le temps de manger. De toute façon je n’y arrive pas. Pas encore. Pas simple d’avancer à trois.
Frontale sur la tête, me voilà prête à affronter la nuit. La première nuit. Il y a longtemps que je n’ai pas passé une nuit à arpenter les crêtes. Je prends mon petit rythme. Je fais avec les moyens du bord. Je ne me sens pas particulièrement en forme depuis le départ. Les sensations sont ce qu’elles sont. J’avance avec elles. Les gars ont toujours un petit temps d’avance. Ça m’ennuie qu’ils m’attendent sans cesse, qu’ils jettent un oeil sur moi. Allez-y, filez, je m’en sortirai ! Je fais mon chemin, m’arrête manger une compote quand je sens que c’est le moment. Je monte sereinement. 2857 mètres. Col du Haut Pas. Tous les trois. C’est joli là haut dans la nuit noire. On peut voir la trainée de frontales sur le prochain col. En attendant, il nous faut redescendre dans le chaos rocailleux pour atteindre le point de ravitaillement. D’interminables virages entre rochers, cailloux et poussière. Pas toujours stable tout ça. A Promoud, à 2000 mètres, il fait toujours aussi froid. L’eau n’est pas loin, on l’entend. L’humidité nous glace. Certains arrêtent déjà et ne veulent pas passer le col de nuit. Je passe une couche de plus. Dans mon coin. Je dévore une pomme de terre. Avec ce petit goût salé. J’en ai marre des soupes chaudes. Apos me remplit mes gourdes de thé brulant pour gagner du temps. Voilà, les gars me prennent pour un bébé maintenant ah ah. Et on repart. L’un derrière l’autre.
Je les ai laissé filer. Il fallait bien que je fasse pipi ah ah. Il fait trop froid pour s’attendre. La pente est trop raide pour ne pas aller à son propre rythme. J’ai besoin de stopper quelques petites minutes pour manger et boire. Tous les 300 mètres d’ascension. Juste quelques minutes. Je n’ai pas froid. Et pourtant il fait environ -10 degrés en ressenti cette nuit là. Ma pâte de fruits est complètement givrée. Je la laisse se réchauffer dans ma bouche. Avant de pouvoir la croquer. Et je repars en direction du col. Crosaties. Plus j’approche, plus la trace devient aérienne. J’adore. Il faut mettre les mains. Se frayer un chemin entre d’énormes rochers. Les cordes nous aident bien. Et sont synonymes de passages dangereux. Les à-pics sont juste là. Chaque pas est mesuré. Mais tout est bien équipé et je me sens en sécurité. C’est d’ailleurs dans ce genre d’endroit que je me sens le plus à l’aise. Je rattrape quelques coureurs qui souffrent davantage de la pente qui devient de plus en plus verticale. Moi j’adore ça. Mon souffle s’est calqué à la difficulté. J’en ai encore sous le pied. Une petite cabane et des bénévoles sont là. Le col. Enfin. 2829 mètres. Il est minuit passé.
Il ne reste qu’à descendre vers la première base de vie. Doucement au début. Les virages en épingle sont très serrés et donnent directement sur le vide. Je comprends ce qui a dû arriver cette nuit là. En 2013. Quand il est tombé. Il y a une stèle pour se rappeler en contrebas. C’est émouvant. Imaginer le drame au milieu de cette course. La vie ne tient qu’à un fil. Je fais très attention. Comme toujours face au danger. Mais une fois arrivée au lac du Fond, je reprends les commandes et je cours. Je double. Je m’amuse. Toujours aussi grisant de gambader seule la nuit dans la montagne. De sautiller comme les grosses sauterelles sur le sentier. Je me suis faite à l’idée que ce Tor des Géants, j’allais sûrement le faire seule finalement. Avec les étoiles. J’éteins ma frontale quelques instants pour me laisser charmer par ces milliers de lumières féériques… Quel ciel époustouflant cette nuit. Et j’accélère ensuite sur les portions de route qui conduisent à Planaval puis à Valgrisenche. Tout le temps gagné ici sur la route, je me dis que ce sera du bonus, je le passerai à dormir à la base de vie ! Je veux réussir à dormir cette première nuit. Il le faut. Alors quand j’arrive, la première chose que je demande en récupérant mon sac, c’est “où sont les lits ?” Et je file directement au dortoir. Persuadée que Vincent et Apos sont arrivés longtemps avant. Il n’est pas encore quatre heures du matin. La course est lancée.
A suivre…
1 Comment
Bonjour,
je ne sais pas quoi choisir entre la SP 360 et le Tor. Est ce que vous pourriez m’éclairer sur les différences entre ces deux courses ?
Merci
Guillaume