Une base de vie. Pour moi, c’est un refuge. La fin de l’étape. J’ai beau être sur une course non stop, je la gère comme une longue randonnée. Alors cette base de vie, c’est ma coupure, ma nuit, mon cocon. Il faut toujours prendre ses marques, ça prend un peu de temps. Quand on arrive, repérer les lits de camps, les douches, les toilettes, les zones de dépôt et retrait des sacs, les tables de nourriture. C’est grand une base de vie du Tor des Géants. Je prends toujours mon temps ici. C’est mon moment tranquille avant de me jeter à nouveau dans la gueule du loup. A Valgrisenche, je grelotte sous la couverture. Je suis allongée. Au chaud. Mais je tremble. Le corps se met à l’arrêt et tente de se recaler probablement. J’en profite pour ouvrir mon téléphone. Je ne le consulte que quelques minutes aux bases de vie. C’est mon moment à moi. Je fais le point sur le bulletin météo de la journée à venir. Je découvre les messages des proches et pour répondre à tous rapidement, je poste une photo et quelques mots sur un réseau social. Tout va bien. J’avance. Ce petit lien grâce à la technologie, c’est mon assistance à moi. Car personne ne m’attend sur le parcours ici. Ni à l’arrivée. Et vu les conditions météo, je suis heureuse de pouvoir dire que je vais bien, je sais que ça rassure tout le monde.
J’ai réussi à dormir un peu. Peut être 30 minutes. Et je me suis reposée, allongée. Il est 6 heures. Je me rafraichis un peu dans les sanitaires, je me change. Surtout ces sous-vêtements qui m’irritent depuis des heures. Je découvre les marques sur mon corps. Pas beau à voir. Je prépare mon sac, rassurée de pouvoir y glisser mes crampons pour la nuit prochaine. J’ai eu de la chance, les deux cols à 2800 m n’étaient pas enneigés cette nuit, mais qui sait comment seront ceux à plus de 3000 m ? Je rejoins la grande salle commune. Apos et Vincent sont là. Ils ont dormi eux aussi. Et me disent qu’ils étaient finalement arrivés seulement dix minutes avant moi. Je pensais ne pas les revoir. J’essaie de manger un bol de pâtes à la sauce tomate. Deux bouchées interminables. Je n’y arrive toujours pas. Qu’est ce que ça m’énerve.
Le Grand Paradis. Cet instant où je le vois au petit matin. Cette excitation tout à coup. Cette petite seconde où tout me revient à l’esprit. J’étais là haut, tout là haut, début juillet. Au sommet. Quelle beauté ce Grand Paradis. Et à présent, il est là au loin et je suis sur le Tor des Géants. On partage ce moment une dernière fois à trois. Et Vincent fait demi tour. Abandon. C’est bizarre de se dire au revoir comme ça.
Il n’y a plus que nous deux. On avance ensemble. Tous seuls. Le peloton s’est enfin étiré. Et la montagne est à nous. J’aime ça. On retrouve peu à peu nos habitudes. Comme si on poursuivait notre périple suisse de l’an passé. Rien n’a changé ou presque. Mais il fait froid. Oh oui qu’est ce qu’il fait froid ce matin ! Le ciel est pur. D’un bleu parfait. Qui tranche avec le blanc des cimes. Je monte péniblement, en priant pour que nous sortions rapidement de l’ombre. Je rêve du moment où le soleil viendra se poser sur nous. Les marmottes sifflent au loin. Si seulement je pouvais rentrer dans leur trou. Me mettre au chaud, manger et dormir. En passant au chalet de l’épée, un petit café me fait du bien. Il y a les premiers coureurs allongés sur les bancs du refuge. Ça commence. Les premiers regards perplexes, hagards ou songeurs. Juste épuisés en somme.
Le soleil est là. Puissant. Enfin ! Je peux enfin me découvrir. Oter gants, doudoune, coupe vent. Et la pente douce qui mène au fond vers le col de la Fenêtre me réjouit tout à coup. Sourire aux lèvres, je ne sais plus où donner de la tête. L’ascension se fait ensuite plus abrupte. La pente plus violente. En passant les 2600 mètres, l’environnement est de plus en plus minéral. Que j’aime ces altitudes, où la vie s’éloigne, où le sol n’est que roche et cailloux. Ici le givre et la neige s’invitent aussi, dans les interstices, entre les pierres. Peu après 11 heures, nous sommes à la stèle. 2840 mètres. Je me sens submergée par une joie intense. Passer un col, c’est toujours pour moi un bonheur indescriptible. Ces quelques secondes où tu découvres un tout autre panorama. La petite brèche par laquelle nous passons s’efface peu à peu derrière nous et nous descendons à présent vers Rhêmes Notre Dame. Sous une chaleur surprenante. Mais avec toujours ce froid tapi dans l’ombre et dans le vent. La descente est un peu scabreuse. Je n’arrête pas de me répéter ce mot dans ma tête. Glissante, sèche, poussiéreuse. Et hop, les fesses par terre dans le pierrier. La chute du jour. Dans la descente du premier col de la journée. Comme hier. Je me promets d’éviter d’en faire un rituel sur la course. Merci les cordes un peu plus bas car c’est vraiment pentu et très instable. Vient ensuite la végétation qui réapparaît. Cela signifie que la pente va se faire plus douce et accueillante. Il y a un peu de monde dans le coin. Quelques randonneurs. Quelques applaudissements aussi. Les gens sont adorables. Et avant 13 heures, nous voilà arrivés à Rhêmes. Pour reprendre des forces. Avant d’attaquer les deux passages de col à plus de 3000 mètres. Les plus hauts de ce Tor des Géants.
Entrelor. Altitude 3002 m. Ca y est. Je bascule. L’ascension était vraiment sublime. Quelle chance d’avoir eu ce ciel, cette météo aujourd’hui. Nous avons profité de la douceur de début d’après midi pour faire une petite sieste de 20 minutes sur le sentier. Dans l’herbe rase. Cet air, ces rayons du soleil sur nous. Les choses simples de la vie. Nous avons retrouvé quelques têtes connues. Comme le japonais, parti habillé en sumo, qui a enlevé son habit de bal, et dort assis sur un rocher. Nous avons croisé aussi des coureurs qui faisaient demi tour, dont un qui a des palpitations inhabituelles depuis hier. De mon côté, j’aimerais être plus forte, me sentir plus solide. J’avance, je monte, mais je sens qu’il y a quelque chose qui m’affaiblit. Mon souffle depuis ce matin est différent. Ça m’inquiète un peu pour la suite. Je ne comprends pas pourquoi je m’essouffle si vite, dans des pentes qui n’en sont pas vraiment. Je respire fort. Je cherche ce qui peut bien se passer. Ça ne m’empêche pas de monter et d’enchaîner les cols, mais je sais que ça me ralentit, je vais plus vite habituellement. En tout cas, je n’ai pas autant besoin de faire des pauses, même quand j’ai 15 kilos sur le dos en rando ! Que se passe-t-il depuis ce matin ? C’est ce froid à coup sûr. Cela fait près de 30 heures que nous sommes dehors, à respirer cet air gelé. J’ai beau être couverte, le froid pénètre les poumons. Et je crois qu’ils n’aiment pas trop ça aujourd’hui… Reste concentrée Mimi, tout ira bien. Dans deux jours, la température remonte. Tout ira bien.
Entrelor. Magique ce passage de col. Toujours ces derniers efforts, ceux que je préfère, quand les gros rochers semblent nous barrer le passage. Et pourtant plus on s’approche, plus je me sens accueillie dans ce dédale minéral. Je repère du regard mon compagnon de route. Toujours devant. Jamais très loin. Il grimpe bien. Et cette stèle toujours. Avec la petite pancarte Alta Via Numéro Due, le chemin numéro 2 qui traverse le Val d’Aoste et que nous empruntons. De l’autre côté, un petit paradis. Un lac où se reflètent toutes les couleurs de la montagne. La douceur de la fin de journée, lentement balayée par le froid glaçant qui réapparaît dès 18 heures et nous rappelle à l’ordre. Comme pour nous chuchoter, la nuit va venir, préparez vous.
Eaux Rousse. La descente m’a semblé interminable. La nuit va bientôt tomber. Du thé et de l’eau chaude dans les gourdes. La frontale déjà prête sur la tête. J’ai avalé des bananes, il n’y a guère que ça qui me faisait envie. Je n’en peux plus des soupes. Et je n’arrive toujours pas à manger vraiment. J’ai beau avoir l’habitude maintenant, c’est toujours aussi pénible à vivre. Nous sommes une petite dizaine sous la tente de ravitaillement. Nous rêvions d’un refuge au chaud, pour se changer et se réchauffer, c’est raté ! Mais tout le monde est aux petits soins. Alors ça y est, c’est maintenant qu’il va falloir être forts ? Le Loson, point culminant de notre semaine. Et cette nuit qui est là. La deuxième nuit.
En montant cette nuit là, j’ai compris ce que je venais faire ici. Et j’ai commencé à ressentir pourquoi j’aimais être ici. Quand je disais à quelques amis que je venais m’entrainer, je ne plaisantais pas. J’avais souhaité intérieurement toutes ces difficultés. Je ne venais pas spécialement chercher une médaille. Je voulais apprendre. Continuer à vivre des émotions et des situations incroyables. Eprouvantes. La météo, bien sûr, je la redoutais. Mais à présent que j’étais dedans, je trouvais ça grisant. Qui peut se targuer de passer un col si haut en pleine nuit dans ces conditions ? Et de l’avoir choisi en plus !! Cette nuit là m’a appris que j’étais devenue, un peu, une montagnarde. Car je n’ai pas eu vraiment peur. Pas eu froid. Il était presqu’une heure du matin. Température ressentie de -16 degrés. A près de 3300 mètres d’altitude. Je mettais les crampons. Assise dans la neige. Et je n’ai pas trouvé ça complètement irréel ! C’est là que j’ai compris que tout ce que j’avais vécu en montagne au cours des trois dernières années m’avaient changé. Cette nuit là, j’ai pu appliquer tout ce que j’avais appris. Et c’était fabuleux.
Bon. Soyons honnête. C’était aussi complètement dingue quand j’y repense ! Cela faisait des heures qu’on montait. On s’était dit qu’on basculerait de l’autre côté du col vers 23 heures idéalement. Mais le temps passait, on avait l’impression de ne jamais vraiment gagner en altitude. On ne voyait rien. Seules quelques petites lumières de frontales au-dessus, éparpillées un peu partout. En fait, on ne comprenait absolument rien de ce qu’on était en train de faire. Où est ce sentier ? Où est le col ? Pourquoi ces immenses virages, cherchés très loin au fond, puis ces changements brutaux de direction. Mais ça montait toujours. Et le temps passait. Une quatrième dimension. Dans le noir total. La neige est arrivée. Une petite tempête sur nous. Les flocons de plus en plus gros. Nous avons enfin atteint les 3000 mètres. Et le fameux mur. On ne nous avait pas menti. Un mur. Une forteresse. Pouvait-on parler de pente ? Toujours mon souffle court. Quelle poisse ! Je sais que je l’aimerais tellement ce col en plein jour. Que je jouerais avec lui. Mais là, je voudrais juste arriver là haut car l’horloge tourne vite. On a fini par rattraper des grappes de coureurs. Dans des états mitigés. Des gros râles pour certains. Comme des zombies. En fin d’ascension, je crois que j’ai gémi à chaque pas. Comme si ça allait me faire avancer davantage. Une longue complainte. J’ai vu Apos assis sur le côté un peu plus haut. J’ai compris que c’était le moment de cramponner. On a sorti les pointes. Car c’était complètement gelé. Et il n’était pas question de tomber dans cette partie exposée. J’étais concentrée. J’aime ressentir et entendre le bruit des pointes qui agrippent la glace. A cet instant, nous étions en montagne et rien d’autre. Il y avait de la magie dans l’air. De la magie toute blanche.
J’ai déchaussé. Merde. La catastrophe ! Il ne m’entend pas quand je l’appelle. Il part. Une petite mort de le voir s’éloigner. Je me sens seule. Hors de question que je poursuive comme ça. Petit check rapide. Bon, rien de grave, ils ont tenu mais se sont juste décrochés à l’arrière. J’ai la sensation que ça me prend des heures de les fixer à nouveau. Assise dans la neige fraiche. Je n’ai pas froid heureusement. Je repars et après seulement quelques mètres, je découvre un gros gyrophare rouge. Je mets quelques secondes à comprendre que je passe le col. Il y a un bénévole habillé en combinaison d’expédition. Alors ça y est ? Je suis au sommet de l’Everest c’est ça ?! Scène un peu irréelle. Il y a une cabane de verre temporaire posée là, juste après. Un type dedans, lui aussi avec l’équipement de haute altitude. Merci les gars !
La descente du col est un peu nébuleuse dans mes souvenirs. Je me souviens d’un sentier à flanc au début, avec des cordes. Probablement car le vide doit être profond. Je les tiens même si cela me semble large. On n’est jamais trop prudents en montagne. Puis des lacets. Infinis. Ma frontale clignote. J’ai déjà changé la batterie au début de la nuit. Merde, qu’est ce qu’il se passe ?! Il me reste la petite au cas où. Mais le halo est bien moins puissant, je n’ai aucune envie de devoir la prendre. Et le refuge est encore loin. Elle clignote encore et se met en économie d’énergie. Autrement dit mon champ de vision se réduit. Je suis seule. Si tout s’éteint, je devrais attendre là. Incapable d’avancer. Attendre quelqu’un derrière. Et encore perdre du temps. C’est à cause de ce froid tout ça ! Les batteries se déchargent à vitesse grand V. Il ne manquait plus que ça ! Je continue de descendre à un bon rythme et double quelques coureurs. Apos est toujours quelque part devant, je ne sais où. J’ai ma deuxième frontale à la main au cas où tout s’éteigne. Finalement, ça tiendra jusqu’au refuge. Et même jusqu’à la base de vie.
La lumière de la salle du refuge est violente. Les yeux commencent à vraiment piquer avec le manque de sommeil. J’essaie péniblement de manger. Pour faire plaisir aux bénévoles qui me surveillent. Mais c’est toujours aussi difficile. Je le regarde dormir sur le banc. 10 minutes. Il venait d’arriver. Il s’endormait dans la descente. Je le réveille quand je suis prête. Et on repart pour Cogne, tout en bas à 1500 mètres d’altitude. Que l’on atteindra à la fin de la nuit à plus de 5h du matin. Avec les premiers doutes sur le tracé dans la descente. Les premières incompréhensions sur le kilométrage aussi. Comment peut on mettre autant de temps pour faire 5 km en descente alors même qu’on trottine ? Bref. On est à la base de vie. Il est temps d’aller s’allonger une petite heure sur les lits de camp du gymnase. Et de se remettre à grelotter sous la couverture alors que j’ai chaud !
J’ai compris au réveil pourquoi je me sentais si faible, si fatiguée hier. Etre une femme sur un ultra, c’est partir avec un handicap. Ce coup de fatigue mensuel qui s’abat sur vous par surprise quand vous faîtes subir à votre corps des efforts importants et que vous jouez à le dérégler. J’ai l’habitude, le calendrier des ultras est toujours calqué sur mon propre calendrier hormonal. Ce n’est pas ça qui m’a empêché de passer des lignes d’arrivée fort heureusement. Et ça me rassure de savoir que cette fatigue va disparaître dans la journée. Comme elle est venue. Il n’y a que mon souffle à surveiller. Continuer à bien me protéger du froid pour éviter la pneumonie ou je ne sais quoi d’autre. Tout ira bien. D’autant que ça y est, on bascule vers le troisième jour. Et nous avons passé le 100e kilomètre. Autrement dit, je vais commencer à me sentir mieux !
Nous avons décidé de partir peu avant la barrière horaire ce matin. De profiter au maximum du temps qui nous est donné pour retrouver nos esprits après cette folle nuit sur les cimes. J’ai dormi profondément 30 minutes environ. Je le sens au réveil. Ça m’a fait un bien fou. C’est incroyable comme si peu de sommeil peut être réparateur. Et… le miracle se produit. Je mange ! Une salade de riz, des biscuits. Des petites quantités mais avec appétit et envie. Pas de doute, ça y est, c’est parti ! Je suis enfin prête pour affronter les kilomètres. Il était temps ah ah !
A suivre…
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