Mardi rime avec pluie. On le savait. Aujourd’hui, il va falloir arriver au début de la nuit à Donnas. 45 kilomètres plus loin. Nous n’avons qu’un seul col à passer et une très longue descente ensuite. C’est le tronçon le plus facile de la course a priori. Nous nous baladons d’un bon pas dans les rues de Cogne puis Lillaz en chantant du Michèle Torr (on n’a pas trouvé mieux ah ah !), avant de rejoindre un ravito où je saute sur la pastèque. Je ne sais pas pourquoi, j’ai une envie folle de pastèque ce matin. Nous traversons des petits ponts, longeons le torrent et remontons sous les gros nuages gris menaçants. Bien sûr, à mesure que l’on gagne en altitude, il fait de plus en plus froid. Toujours. On s’y est habitués. Ma doudoune est ma meilleure amie, mon bandeau Aconcagua me porte chance.
Dans le refuge Sogno, je me reconnecte avec moi même. J’adore cet endroit. Certes les conditions sont difficiles dehors. Le vent s’intensifie, le froid pénètre de plus en plus, le brouillard est en train de tomber. Mais je me sens bien. A l’abri. Et sereine. Apos refait une petite sieste sur un banc. Certains coureurs semblent momifiés sous des couvertures dans les canapés et sur les chaises. Les militaires italiens suivis par la télé locale se font chouchouter et masser par leur équipe d’assistance. Et moi, là, je me sens (enfin) bien. J’ai eu du plaisir dans l’ascension vers le refuge. Je dévore des gressins faits maison. Plein de gressins. Avec du fromage. Qu’est ce que c’est bon ! Avec du café ah ah. Oui je me sens vraiment bien !
Les 300 derniers mètres de montée vers le col de la fenêtre de Champorcher sont un pur plaisir. Quand cela fait deux jours que tu te sens diminuée et affaiblie et que tout à coup tu retrouves ton corps, c’est une explosion nucléaire là dedans hi hi !! Et comme je suis irrécupérable, je m’amuse bien à rattraper quelques gars. Pour le jeu quoi ! Surtout quand je sens que ça pousse derrière. Je m’amuse à accélérer pour être sûre qu’ils ne me rattraperont pas avant le sommet ! Surtout les militaires ah ah ! En fait, peu à peu, je suis en train de redevenir un peu sauvage. Animale. Et c’est exactement cette sensation que j’aime.
Neige, vent, brouillard. Cocktail gagnant au passage du col. Mais quel endroit magique là haut. On ne traîne pas trop avec Apos. Même si je pourrais rester des heures tant j’aime le lieu. Le sommet est tout proche, très aérien. Ça me titille. Allez zou, on descend ! C’est bien qu’il soit là avec moi, il me recentre sur la course. Car j’ai vite fait d’oublier complètement qu’on est sur le Tor des Géants et à me laisser aller à la contemplation et au plaisir ! Il y a toujours eu cet équilibre entre nous. Nos différences se complètent. Pour aller plus loin.
Nous trottons dans le brouillard. De plus en plus épais. Cela donne un côté mystérieux, quasi mystique. La longue descente commence. Les nuages laissent découvrir un lac l’espace d’un instant. Qui disparaît aussi vite qu’il est apparu à côté des cabanes et refuges déjà fermés pour l’hiver. Une fine pluie arrive. Peu à peu, en empruntant une piste caillouteuse, elle s’intensifie. C’est le retour de Princesse et Charlemagne avec nos capes de pluie. L’après-midi va être longue. On ne voit pas grand chose, embarqués dans une sorte de torpeur ambiante. Descendre. Et puis c’est tout.
Où est ce satané refuge Dondena ? Je devrais déjà y être. J’ai faim. Et j’ai envie de me poser un peu. Toutes ces maisons sont fermées. Où est-il bordel de bordel ? Et où est passé Apos ? Il aurait pu m’attendre merde ! Je regarde le plan de route. Il est sensé être à 2151 m. Et après avoir lutté pour sortir ma montre des multiples couches de vêtements empilées sur mon bras, je vois que je suis déjà à 2000 m. Bordel ! C’était ce truc là haut ? Là où il y avait la grande bâche Tor ? Mais où il n’y avait personne dehors, aucune porte ouverte et marqué “privé” sur l’une d’entre elles ? Je suis tellement énervée contre moi même que je ne pense même pas à consulter la trace GPX sur mon téléphone pour vérifier. Je vois enfin des coureurs descendre vers moi et je leur demande. Ils ne comprennent pas pourquoi je remonte dans leur direction. Qu’est ce que ça m’énerve ! Il faut dire que les banderoles Tor, il y en a partout en fait. Tous les villages, tous les commerces, toutes les maisons en mettent à leurs portes, à leurs fenêtres, ce n’est pas une indication fiable pour les ravitos… En remontant, j’aperçois Charlemagne. Il tente de me calmer. Je suis dépitée de ce temps perdu, de ces kilomètres en plus, de devoir remonter encore. Finalement, des bénévoles croisés sur le sentier me disent de ne pas y aller et appellent là haut pour qu’ils me pointent. Oui. Enfin j’aurais bien mangé un truc quand même. Et je me serais bien assise un peu aussi. Tant pis. Assume tes conneries. Et avance.
Je descends. Un sentier de gros blocs glissants, des racines. Je rumine encore un peu intérieurement. Il pleut sans discontinuer. J’ai chaud au visage. Déjà complètement buriné par le froid et le soleil. J’ai chaud avec toutes ces couches de vêtements. Il est joli ce sentier, parsemé de cascades. Mais je m’ennuie un peu. Je ne veux plus de cette pluie.
A Chardonney, c’est presque l’heure de l’apéro. Mais ce n’est pas le moment. Je bois du jus de fruits plutôt. De toute façon, il n’y a pas de vin blanc. On retrouve souvent les mêmes têtes depuis quelques temps. On discute sous la grande tente. Certains ont leur famille qui est là, leurs proches. De petites habitudes se créent. J’enfile mon pantalon de pluie et je remets ma cape. Allons y.
La pluie s’arrête. Nous aussi. Car on a trop chaud maintenant. On passe notre temps à se changer sur ce Tor, un vrai défilé de mode ! On sent que l’on descend de plus en plus bas. Nous n’étions pas allés si bas depuis Courmayeur en fait. On plonge dans le sous bois. Le paysage, la végétation, tout a changé. J’ai du mal à croire Apos quand il m’annonce 25 degrés à Donnas. J’ai l’impression de ne plus savoir ce que c’est d’avoir chaud, d’être à l’aise. Et pourtant, peu à peu, l’air devient plus doux. Nous traversons d’anciens hameaux. Des maisons délabrées, abandonnées. Il y en a partout ici, c’est troublant. La nuit, c’est même assez inquiétant de longer ces cabanes éventrées. Les arbres poussent à l’intérieur. Il n’y a plus de vie. Désolation. Viennent ensuite les villages habités mais complètement déserts. Pas une âme qui vive alors qu’il est 19 heures. Sont-ils tous à table ? C’est d’un calme surprenant. C’est à se demander s’il n’y a pas eu un cataclysme. L’apocalypse est arrivée et nous ne sommes pas au courant, c’est ça ?! Les places des églises sont superbes. Des pavés multicolores au sol. Chaque fois différents. Des statues nichées dans les murs des maisons. Pontboset. Tente de ravitaillement. Finalement, il y a encore des vivants !
Il nous reste 9 km de descente jusqu’à Donnas, ça devrait aller vite. On vise 22 heures environ. Enfin. Ça c’est la théorie. Car le profil réserve quelques petites surprises. Dans la nuit qui tombe, il y a de jolis petits murs dans les bois à gravir. Ça me rappelle les ravines réunionnaises. Très humides. Des racines glissantes partout. Quelques cordes aux endroits un peu exposés. Le torrent est en bas, tout près, on l’entend, on zigzague au-dessus. Je m’amuse et dépasse rapidement un type dans l’ascension. Je me sens vraiment bien physiquement. J’adore ce tracé. Même si je m’attendais à autre chose jusqu’à la base de vie. Apos est quelque part devant. J’ai dû m’arrêter pour changer de batterie de frontale encore. Et il est parti. Dommage qu’il ne m’ait rien dit, j’avais bien envie de jouer avec lui moi ! Jouer à accélérer. Histoire de rigoler un peu. Peu après, vu le sentier interminable, je me dis que c’est mieux qu’il soit parti devant. Il doit encore pester sans arrêt ah ah ! Je n’ai pas envie de subir ça maintenant.
Je poursuis seule dans le noir jusqu’à la route et l’entrée de Bard, où il m’attend. Il reste encore deux trois kilomètres en ville. Il est tard. Quelques personnes dehors qui applaudissent. Des ruelles étroites, une voie romaine, des pavés, maintenant c’est le chemin des anglais, il ne manquait plus que ça ! Donnas a l’air charmante. Et comme prévu, il fait plutôt chaud malgré cette heure avancée de la soirée. Ça y est, la météo va maintenant s’améliorer. On a vaincu la neige, la pluie, le vent, le froid. A présent, la chaleur devrait faire son entrée. C’est une autre course qui va commencer. Plus traditionnelle. Après plus de 150 kilomètres et près de 60 heures écoulées.
Qu’est ce que je suis bien dans ce lit de camp tout au fond du dortoir. Je resterais bien plus longtemps. Bien au chaud. Au calme. Quoique… y a un mec qui ronfle dans les oreilles d’Apos à côté. Et une nana qui n’arrête pas de tousser. On a tous clairement subi la météo. Intense. Je m’étire comme un chat, je profite d’être allongée encore un peu. J’ai dormi 30 minutes profondément. Comme chaque nuit. J’ai dévoré un énorme bol de salade de riz en arrivant. J’en dévore un autre au réveil. Avec du fromage. Et tout ce qui me fait envie sur la table. J’ai pris le temps d’aller me doucher aussi. J’avais besoin de me régénérer sous l’eau chaude tranquillement. Cela fait presque trois heures qu’on est là, il va falloir y aller. On a repris 2h30 sur la barrière horaire. On est bien. A l’aise avec elle. On maîtrise l’horloge comme on dit. Enfin… c’est ce qu’on croyait…
La nuit est douce. Même si la fatigue est bien présente et que nos petits yeux rouges picotent, nous sommes bien cette nuit là. Car nous savons que rien ne pourra nous arrêter. Nos corps se sont adaptés à l’effort et étrangement, nous ne ressentons plus aucune douleur particulière. Mes courbatures d’hier se sont envolées par je ne sais quel miracle. Je savais que je paierai mes galopades nocturnes dans la descente de la première nuit, mais j’étais tellement heureuse… Mes cuisses aussi hier ! Mais cette nuit, la troisième, rien à signaler. Même mon sac tire moins sur mes épaules. Il faut dire qu’il est chargé à fond ce sac. J’ai de quoi affronter n’importe quelle situation. J’ai même gardé mes crampons !
Au revoir Donnas et ton superbe fort. Ton pont Saint Martin majestueux. Tes ruelles typiques. Quelle ambiance tu nous auras offert ! La température est clémente. L’air se refroidira peu à peu, heure après heure, à mesure que nous montrons et que nous approcherons des heures les plus froides au petit matin. Mais là il fait doux. Et ça grimpe bien. Lever les genoux aide à se réchauffer ! Dans le noir, on repère quelques lumières lointaines au-dessus. Une église. Sûrement les villages où l’on va passer. On trouve péniblement Perloz après quelques hésitations. En traversant un hameau, on a failli rentrer dans une maison qu’on a pris pour le ravito. Encore ces histoires de banderoles sur les portes ah ah ! Non il est finalement beaucoup plus loin, il faut redescendre puis remonter encore quelques kilomètres. Les grosses cloches sont sonnées pour nous. Il doit être 3 ou 4 heures du matin, mais peu importe. Le Tor des Géants réveille tout le village ! Un bon café. De bons petits biscuits. De quoi poursuivre jusqu’à Sassa pour le lever du jour. Avec toujours ce petit bonheur ancré en nous.
Nous poursuivons la nuit sur des sentiers de muletiers pavés, rocailleux, toujours à grimper. Une jolie arche en pierres, un pont. La présence humaine est encore très prégnante, l’altitude est toujours basse. A peine 1000 mètres. Peu à peu malgré tout, nous nous élevons et commençons à ressentir l’air froid des montagnes. La pente se fait de plus en plus agressive. Et nous commençons à rattraper les premiers compagnons au loin. Ça m’excite ! Je sens que depuis hier j’ai repris pleine possession de mon corps, alors j’accélère pour les rattraper. La scène dans ce bois est assez irréelle. A chaque fois, quand nous passons un coureur, nous engageons la conversation et il répond à peine. Hagard. Parfois endormi debout sur ses bâtons, ébloui par nos lampes. Il n’y a qu’un japonais qui s’accroche à nous, profite de notre petit wagon pour lui redonner un peu d’énergie et un but. Je joue, je dis à Apos, viens on essaie de voir jusqu’où il peut aller celui là ! J’accélère encore et là c’est Apos qui me dit que si je continue à cette allure, c’est lui qui ne pourra pas me suivre ah ah. Je ne sais pas pourquoi j’ai réagi comme ça cette nuit là. Je me sentais invincible peut être. J’étais de plus en plus dans cet état sauvage. Animal. Comme si j’étais une prédatrice. Comme s’il fallait éliminer les autres pour survivre. Ce que je ne savais pas encore, c’est que tout allait basculer et que j’allais bientôt devenir la proie.
Nous croisons la route et prenons les petits sentiers qui la coupent. Parfois des escaliers. Chaque marche est immense. Je n’arrête pas de me répéter que ce sont des escaliers pour les géants et que c’est certainement pour cette raison que la course s’appelle ainsi. J’ai de grandes jambes mais là il faut faire des pas gigantesques ! C’est épuisant ! Je voudrais m’allonger un peu et dormir. Le soleil se lève au loin. L’horizon se découvre en une fraction de secondes. Je suis toujours émerveillée de voir avec quelle rapidité la nuit s’en va.
Sassa. 1400 mètres d’altitude. Il est un peu plus de 7 heures. C’est une tente de ravitaillement, pas un refuge chauffé ! Et il fait tellement froid… Nous allons nous allonger 30 minutes dans une tente, sur des lits de camp, emmitouflés sous des tas de couverture et dans nos doudounes. Nous gérons. Nous savons que cette sieste sera le moteur de notre journée. Car cette section est réputée difficile et longue. Au réveil, nous remplissons nos gourdes de thé chaud en nous protégeant du vent glacial sous la tente. Les coureurs doublés dans la nuit arrivent. Quelqu’un dit que nous sommes très justes pour la barrière horaire. Nous avons plus d’une heure d’avance selon les temps de passage estimés, nous ne comprenons pas. Le bénévole nous dit qu’il ne faut pas trainer en effet pour atteindre Balma avant 15h. On ne s’inquiète pas plus que ça, mais malgré tout, je n’arrête pas d’y penser.
A suivre…
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