Floc, floc, floc. On patauge là haut. Avec la fonte de la neige, c’est un vrai marécage. On ne sait pas où se frayer un chemin pour garder les pieds un minimum au sec. Une pierre, une motte d’herbe, raté, on s’enfonce. Nous montons vers le refuge Coda à plus de 2200 mètres. Quasiment 900 m de dénivelé en 4 kilomètres. L’une de nos rations quotidiennes, répétées à l’infini. Le soleil est bien là, le ciel d’un bleu immaculé. Dans les rochers, je me change enfin. Le short fait son entrée, il était temps, je n’y croyais plus. Il va faire chaud aujourd’hui. Un autre paramètre à gérer. Et le sac aussi. Qui déborde de mille choses à présent ! Mais tout a fini par rentrer dedans. Comme mardi, nous croisons à nouveau un type qui redescend. Palpitations, souffle anormal. Les corps ont encaissé. Mais certains n’ont pas accepté ces conditions météo et ces efforts violents et se rebiffent. Il nous dit qu’on a l’air bien et qu’on ira au bout. A cet instant, c’est toujours une certitude pour nous. C’est la dernière fois.
Dernier effort pour atteindre le refuge Coda sur la crête. On ne l’aperçoit pas encore, il est niché sur l’autre versant. Ça grimpe dur sur les cent derniers mètres, on récupère trois coureurs, on s’amuse. Sur la cime, des bénévoles nous encouragent et nous disent Forza ! c’est encore possible ! Mais qu’est ce qu’ils ont tous enfin ?! Nous avons toujours une bonne heure d’avance ! Et on est en forme ! Où est le problème bordel ?! Sur le panneau de randonnée, il est indiqué 20 minutes. On le voit le refuge. Allez on accélère et dans 10 minutes on y est. Tu parles… on a dû mettre 19 minutes ! C’est quoi ces randonneurs italiens ?! Ils courent ici ?!!
Il n’y a plus grand chose à manger ici. Je recharge en eau au maximum en prévision de la chaleur. Je grignote ce que je trouve sur la table. Des coureurs asiatiques sont tranquillement attablés, sans stress. On vient de nous dire qu’il fallait 4 heures pour rejoindre Balma. Il est presque 11 heures. La barrière horaire est à 15 heures. Que se passe-t-il ? Je commence à douter du tableau de course fourni par l’organisation. On ne peut pas perdre du temps sur chaque section alors même qu’on avance plus vite que les trois derniers jours ? Que se passe-t-il bordel ?! On se regarde. On a compris. Et à partir de ce moment, c’est nous. Contre tous. Il est hors de question qu’on se fasse arrêter par une putain de barrière horaire ! Les autres coureurs ne semblent pas réagir. Il y a de l’urgence dans nos regards. On part. Vite. C’est peut être la dernière fois que je regarde vraiment ce qui m’entoure. Le panorama est sublime à 360 degrés. Magique…
Une nouvelle course a commencé. Contre le temps. J’ai déjà vécu ça. A Chamonix. Sur le 80 km du Mont Blanc. Même scénario. Bonne gestion de course. Mais excès de confiance envers les tableaux et tracés de course fournis par les organisateurs. Qu’il faut corriger en réagissant rapidement. J’ai cette chance de pouvoir réagir justement, de pouvoir accélérer. Physiquement je suis toujours loin de ma vitesse maximale, jamais dans le rouge. Et mentalement je sais basculer en compétitrice. En guerrière. Mais là, ce que je vais vivre à présent dépassera l’entendement. Difficile de mettre des mots sur les quinze prochaines heures.
La descente est scabreuse. Technique. Mais il faut courir. Il faut accélérer. Cette fois ci on ne joue plus. Je m’imagine physiquement cette barrière horaire. Derrière nous. Comme si ma vie en dépendait. Comme si tout s’écroulait et que je disparaissais si elle me rattrapait. Heureusement, je n’ai plus mal aux quadriceps et mes jambes supportent bien les à coups répétés. Mes pieds sont intacts malgré les 72 heures de course et acceptent sans broncher que je les contorsionne et que je les tape sans cesse contre ces rochers. De toute façon, c’est ma tête qui commande. Mon corps doit juste obéir. Sans réfléchir. Notre objectif est de conserver le maximum d’avance possible en arrivant au refuge della Balma. Je ne me dis pas qu’il est possible de se faire arrêter par la BH. Ça me paraît inconcevable.
Une fille arrive vers nous. Elle remonte affolée. Qu’est ce que c’est que cette histoire ? On s’est planté ou quoi ? Cette étrange impression de revenir vers Coda. De tourner en rond. Et finalement non. Elle a eu la même impression que nous et rebroussait chemin. Mais il y a toujours le balisage et la trace GPX est bonne. On commence à devenir fous sous cette chaleur. Le temps passe. On avance tous les trois. En meute. Le sentier est redescendu dans les forêts, plus bas. On crée une sorte de relais. Sans se parler, on sait qu’on a tous la même chose en tête. Se battre. On passe un refuge où je dévore des grappes de raisin sur la table dehors. Ce n’est pas un ravito officiel, mais comme souvent, les locaux vivent au rythme du Tor et préparent à manger et à boire. La femme nous dit qu’on sera à Balma dans une heure. Maximum. Ça nous rebooste car cela voudrait dire qu’on ne met que deux heures sur la section au lieu des quatre annoncées. Ça me paraît excessif mais ça me donne encore plus d’énergie. Et ça me semble plus cohérent.
On remonte. Toujours. On court un peu. Aucun répit. Aucun arrêt. Non négociable. Je n’y pense même pas. Je ne m’en rends pas vraiment compte mais sur toute cette portion depuis Coda, j’aurais presque avancé à l’allure de la première féminine de la course ! Non je ne lâcherai pas. Jamais. On domine le lago Vagno. Merde. On est hors trace. Comment est-ce possible alors qu’il y a ce balisage ! Ah non je me souviens maintenant. L’organisation a envoyé un mail pour nous dire qu’on ne descendait plus complètement au lac et qu’on passait en balcon, directement dans ce chaos. Des cordes. Quelques passages exposés. Je ne vois plus grand chose d’autre que mon prochain pas. Et le suivant. On a retrouvé les militaires. Leur assistance les attendait sur le bord du chemin. Ils sont toujours derrière, quelque part. Je les ai vu cette nuit à la base vie. J’ai l’impression qu’on n’arrivera jamais à ce refuge. Ça remonte sans cesse. On a longé un lac d’altitude. On a contourné un éperon rocheux. On est remonté encore. Et encore. Et encore. Et… le voilà. J’ai envie de pleurer. Il n’est pas encore 14 heures. On a toujours une heure d’avance. Mais à quel prix ?!
Il y a beaucoup de monde ici. Beaucoup de randonneurs. Ça crie, ça applaudit. Le refuge est splendide. De grandes baies vitrées sur la montagne. Des hamacs. J’avale quelques bouchées d’un plat de pâtes. Je me force à mâcher. On a retrouvé beaucoup de têtes connues. Certains qu’on a vu repartir cette nuit de la base de vie, alors même qu’on arrivait. Deux heures d’avance sur nous. A présent ils sont là avec nous. On le sait qu’on va vite. On rattrape les autres. Qui n’ont pas encore compris ce qu’il se passe… Je n’arrive plus à manger. Mon corps se rebelle à nouveau. Concentré sur une seule chose. Avancer. Mais ma tête n’aime pas trop ça, car elle sait qu’il me faudra du carburant pour tenir à ce rythme jusqu’à… Jusqu’à quand ?!
La bataille reprend. Tous les trois avec Thanh, la vietnamienne de notre meute. Nous formons un groupe solide. Dès que le sentier est praticable, nous courons. Nous ne pouvons pas attendre tranquillement derrière un coureur qui marche. Nous sommes obsédés par la moindre minute qui passe. Les kilomètres s’enchainent. Nous continuons à passer quelques coureurs, qui lâchent les uns après les autres. Beaucoup explosent. Je les ignore. Je ne veux pas les voir.
Les ravitos perdus au milieu de la montagne ne sont que des nuages dans mes souvenirs. J’ai peine à me remémorer les visages des bénévoles. Qui nous ont tellement aidé. Qui nous ont nourri. De tout. Avec leurs sourires. Et surtout leurs mots. J’ai peine à me remémorer les chemins et les paysages, tant j’étais concentrée sur le prochain point jaune sur les rochers, la prochaine barrière horaire. Je me souviens malgré tout de cette rage que j’avais dans chacune des ascensions. Thanh me disait de lui parler de temps en temps car elle avait tendance à s’endormir parfois. Je n’étais pas beaucoup plus éveillée sous le cagnard cet après midi là. C’est à cet instant que j’ai tenté d’occuper mon cerveau et de le faire réfléchir en répétant des tables de mathématiques. Ça fonctionnait pas trop mal. Je me souviens avoir croisé un troupeau de vaches. Avoir tout donné dans le col du Marmontana. Cette fureur en moi. Je me souviens m’être assise là haut une minute pour boire et réaliser que je ne regardais plus rien. Réaliser que mon champ de vision s’était réduit à néant, moi, la contemplatrice. Je voyais à peine le Mont Rose en face. Pourtant si proche. Et le Cervin au loin. Réaliser que j’étais devenue une sorte d’animal en proie à la peur. Un animal pourchassé par un lion, mais qui ne voulait pas abandonner. Qui y croyait si fort. Je m’accrochais. On s’accrochait. C’était sûr, on allait atteindre Niel avant 21h30.
Ces pierriers. Ce chaos. Toujours. Cette pente. Toujours. Je ne mange plus depuis des heures. Je bois juste assez. Quand j’y pense. Il y a une brèche là haut. Un petit passage. Crena du Ley. C’est magnifique. Je devrais être émue. Mais je n’ai plus la force de ressentir quoique ce soit. Je ne suis plus Emilie. Je suis devenue cette chose étrange qui ne pense qu’au check point suivant. Je m’en rends compte et à cet instant, ça me fait de la peine. Je suis dans cet endroit fabuleux, je n’y reviendrai peut être jamais et je n’en profite pas vraiment. Il est temps que nous arrivions à la base de vie et que nous puissions repartir sur de bonnes bases.
Comme tout au long de cette journée, le sentier est technique, difficile pour atteindre Niel. Le jour commence à disparaître lentement. Les nuages sont rentrés. Il fait plus frais. On fait ce qu’on peut pour courir, avancer. Apos me donne le rythme devant, je le pourchasse. J’ai perdu Thanh, je ne la vois plus derrière dans la longue descente. Mais je n’attends pas. Personne n’attend. On avance, un point c’est tout. Les rayons du soleil reviennent l’espace d’un instant et il y a de la magie tout à coup. Pour la première fois depuis longtemps, on prend une minute pour s’arrêter et regarder. C’est tellement beau.
Dans la forêt, je sens que j’approche de Niel. Apos est devant, je ne le vois plus. La luminosité baisse de plus en plus. Je refuse de m’arrêter une minute pour mettre la frontale. Je ne m’arrêterai pas. Je n’avais jamais couru dans le noir. Avec les racines, les rochers, c’est ridicule et dangereux. Mais je ne veux pas m’arrêter. Perdre de temps. Je ne suis tombée qu’une fois dans cette forêt. Dans l’obscurité. Et le type au loin derrière avec sa frontale ne m’a pas rattrapé.
Apos est là, j’arrive vers lui en courant dans la petite montée, enragée, exténuée, debout. Je ne m’arrête même pas. Allez on y va, pourquoi tu m’attends. On arrivera peu après au ravito de Niel. Vers 20h15. Mission accomplie. On a réussi encore une fois à conserver notre avance. Je ne sais même pas comment on a pu arriver jusqu’ici dans ces conditions. C’est à cet instant que j’ai compris que nous étions devenus des sauvages. Je le voyais dans le regard des gens. Ils nous observaient étrangement. Je me disais qu’on devait avoir une sacrée tête ! On ne parlait plus. Chaque geste était rapide et mesuré. J’ai enfilé mon pantalon d’alpinisme pour la nuit pour avoir chaud. Passé une sous couche thermique. Et sorti mon coupe vent. Apos se changeait tout en dévorant sa polenta. J’avais abandonné l’idée de réussir à manger. Me demandant comment je tenais encore debout, le ventre vide et à puiser si profond dans mes tripes. Je buvais, c’était déjà ça.
Nos frontales sur la tête, on prenait connaissance de la dernière section jusqu’à la base de vie de Gressonney. Barrière horaire entrante : 1 heure du matin. Avec toujours ces deux heures de repos minimum et une barrière horaire sortante à 3 heures. Un bénévole nous a dit à ce moment là qu’il fallait 4h30 à 5 heures pour l’atteindre. 4 heures si l’on allait vraiment vite. Autrement dit qu’il ne fallait pas partir après 20h30. La sensation qu’on se fiche de nous ! A chaque CP, c’est la même histoire ! Un nouveau coup de couteau. On est sensés avoir une heure d’avance sur la BH, mais finalement le temps calculé pour la prochaine section est insuffisant et impossible à tenir sans une large avance. Même à la vitesse du vainqueur, ça ne passerait pas, c’est absurde ! Il va encore falloir batailler. Le bénévole me parle doucement avant de partir et me dit que je peux y arriver. Que j’irai jusqu’à Courmayeur. Et la nuit tombe. Le dernier acte.
Premier objectif de cette nuit sans fin, le col du Lassoney. 2385 mètres. 3 kilomètres à peine pour se hisser 800 mètres plus haut. Retour dans le noir. Juste avec le halo de la frontale. Retour dans le froid qui tombe aussi. Doucement. Il nous enveloppe peu à peu. Je me suis donnée deux heures pour atteindre le col et deux heures de plus pour redescendre. On nous a dit que la descente se courrait sans problème. Tout devrait bien se passer.
Je suis lentement en train de m’endormir dans cette ascension. L’effort. Le froid. J’essaie de rester concentrée. De ne pas m’évader. Il y a quelques lumières au-dessus de nous, en contrebas aussi. J’ai la sensation de ne plus avancer, de ne plus grimper aussi vite qu’il le faudrait. Apos me dira le lendemain que nous allions vite, que nous avions passé le col en moins de deux heures. Mais j’ai cette impression de ralentir, de m’endormir. Je ferme de plus en plus les paupières. J’ai tellement envie de dormir. Encore un peu Mimi. On y est presque. Et ce col qui n’arrive jamais. Il y a du monde qui me double. Je ralentis. Ce sont les militaires. En tout cas, ceux qui sont encore en course. Je les retrouve au sommet. Assis dans le vent glacial. Silencieux. Hagards. Je ne m’arrête pas. Il ne faut pas. On n’a pas le temps.
La descente vers Gressonney. Enfin. 10 derniers kilomètres avant la base de vie. Et pouvoir dormir un peu. Enfin. Je m’attendais à une longue piste. Quelque chose de facile comme on nous l’avait annoncé à Niel. Mais où est-elle cette piste ? Au lieu de ça, je me souviens de l’immensité dans le noir. D’avoir eu la sensation d’être dans une large plaine, profonde, infinie, encaissée dans les montagnes. Je me suis mise à courir car c’était peu pentu. Et j’étais contente, je savais que ça me réveillerait. Mais mes pieds s’enfonçaient dans l’eau, dans la boue. Trempés. C’était épuisant de courir là dedans. Alors j’ai arrêté de courir. Dépitée. Impossible de voir où marcher, vers où se diriger. Juste assez d’énergie pour repérer le fanion suivant qui brillait au loin. Et tirer une ligne toute droite pour l’atteindre. Dans le marécage. A cet instant, je me suis demandée comment nous allions bien pouvoir rallier Gressonney à cette allure et dans cette mare géante. Et tout a basculé.
J’ai perdu pied cette nuit là. J’avais déjà dormi debout, en marchant, les yeux ouverts en Suisse. Mais là, tout a pris des proportions démesurées. Et cet état de transe a duré des heures. Je suis littéralement sortie de mon corps. J’avançais. Mais ce n’était plus moi. Je n’étais plus là. C’est comme si j’étais au-dessus et je m’observais. J’étais persuadée de connaître cet endroit et d’avoir déjà vécu ce moment. Je reconnaissais cette combe. Je me souvenais très bien y être déjà venue avec certaines de mes amies. Ça n’avait aucun sens, je cherchais dans mon passé et je savais très bien que je n’avais jamais mis les pieds ici auparavant ! J’avais ressenti cela la nuit dans le Grand Désert sur la Swiss Peaks, persuadée d’avoir déjà vécu cette scène. Le même trouble revenait en moi. Ça n’avait aucun sens.
Peu à peu, je partais de plus en plus. Mais je continuais à avancer. Seule. Au milieu de ce grand vide. A peine quelques frontales très loin derrière. Et je ne savais plus où était Apos. Je n’avais plus aucune notion du temps, de ma progression. Je ne me souviens même plus si j’ai eu froid ou chaud, faim ou soif. J’étais dans un rêve, je dormais. Mon subconscient avait pris les commandes. Dans la vie réelle. Et ça, ça n’arrive pas tous les jours. Je ne sais pas si je revivrais un truc pareil dans ma vie d’ailleurs. Ni comment c’est possible. Cet état est tout bonnement indescriptible.
Comme dans les rêves, il y a aussi les cauchemars. Mais souvent, quand je dors, je garde conscience que ce n’est qu’un rêve, alors le cauchemar fait moins peur. Là c’était pareil. Je voyais des tas de poupées ensanglantées, empilées les unes sur les autres. Comme dans les mauvais films d’horreur. C’était terrible. Mais je n’avais pas la force d’être apeurée. J’imagine que ce n’était que des tas de pierres un peu rougies. Mais je voyais des cadavres. Peut être parce que j’avais peur de mourir. Que je sentais que c’était fini. Que j’allais échouer.
J’ai retrouvé Thanh un peu plus bas. Elle m’a rejointe avec les militaires. Et me disait, allez on y va. Ils trottinaient. Elle voulait que je les suive. Je lui ai dit que je n’y arriverai pas. Que c’était trop tard. Qu’il était trop tard. Il aurait fallu courir toute la descente et on n’y arrivait pas. Je lui ai fait comprendre que je voulais juste dormir à présent. Que c’était terminé pour moi. Que je n’étais plus moi même. Elle est partie. Et on ne s’est plus revues. Jusqu’à Courmayeur le lendemain.
J’ai retrouvé Apos. Il est là, toujours, juste devant. Un oeil sur moi. Au refuge de Loo, j’entends parler autour de moi. On nous annonce 2h à 2h30 pour atteindre Gressonney. Pour faire 7 kilomètres ?! Et un sentier dangereux avec de gros blocs de roches, qui descend le long d’un torrent. On nous a vraiment raconté n’importe quoi à Niel… Même si tout cela me paraît lointain, mon instinct de survie est toujours là. Je pénètre à l’intérieur. Il faut que je dorme un peu. Je ne tiens plus. Je me dirige vers le banc. L’homme me demande sèchement ce que je fais. Je lui montre le banc pour lui dire que je vais m’allonger. Sans un mot. Et violemment il me dit non, on ferme, tu descends. J’ai envie de pleurer. Je ne comprends pas. La sensation d’être dans un conte et que je suis face à Barbe Bleue. Je sais que je ne peux pas descendre dans cet état. J’ai peur de tomber. Et de me faire mal. De mourir. Oui j’ai peur. Et je le dis à Apos.
Je descends. Je ne sais pas comment. Ni avec quelle force enfouie au fond de moi. Mais je descends. Le sentier ne me paraît pas difficile. Il est pourtant abrupte et scabreux. Je veux juste dormir. Apos me parle sans cesse. Allez. Il parait que j’ai refait mes additions. Un et un, deux. Deux et deux, quatre. Dès qu’il prend un peu d’avance et qu’il a le dos tourné, je m’assois sur une pierre. Recroquevillée. Les coudes sur les genoux. Comme une petite fille. Et je ferme les yeux. Je voudrais qu’il me laisse m’endormir. Il remonte à chaque fois vers moi. Pour venir me chercher. Me met sa frontale dans les yeux. Laisse moi tranquille. Laisse moi. Je sais aussi que je me laisse aller car il est là. Je vois dans son regard qu’il est encore conscient. J’ai confiance en lui. Il ne m’abandonnera pas sur ce chemin. Il ne m’abandonnera pas. Merci.
Cette nuit là, j’ai compris pourquoi on meurt de fatigue et de froid en haute montagne. C’est si simple de s’endormir. De lâcher prise. J’aurais réussi à tenir une dizaine d’heures à cette allure irréelle, après 70 heures de course. Des heures durant à pourchasser le temps. A pourchasser un rêve. Sans lâcher. Jamais. Jusqu’à ce que ce soit perdu. Moi qui ne savais pas vraiment pourquoi je prenais le départ, ni même si j’aurais la rage d’en avoir encore vraiment envie… La réponse est venue d’elle même ce quatrième jour. Et elle a explosé en mille étincelles. Ce n’était plus une réponse. C’était une évidence.
On se sera agrippés si fort à ces montagnes. On ne voulait pas les quitter.
Arrivés à Gressonney, je me suis dirigée immédiatement vers les gradins du gymnase, on m’a apporté une couverture et je me suis endormie. La lumière était violente. Crue. Froide. Il y avait encore beaucoup de coureurs qui se préparaient à repartir car la barrière horaire sortante de 3 heures du matin approchait. On nous a dit en arrivant qu’on était hors délai. Bien sûr. Il était 2h30. On ne pensait même plus vraiment à cela. Il y a longtemps qu’on avait ralenti. La course s’était arrêtée dans ces marécages là haut. Quand on a compris. A présent, je voulais juste dormir. Et redevenir moi même.
Rapatriés à Courmayeur dans la nuit, nous avons continué à dormir au petit matin sur des tapis du gymnase. En attendant nos sacs, perdus quelque part dans le Val d’Aoste… Eux non plus ne voulaient pas redescendre ! J’aurais pu dormir encore et encore. Quand Apos m’a réveillé, j’avais l’impression d’avoir été écrasée par une locomotive ah ah ! Et j’essayais doucement de saisir ce qui s’était passé réellement ces dernières heures. Encore sous le choc de cette nuit là. J’ai recommencé à manger tranquillement et je n’ai fait que ça toute la journée. On a croisé Luca qui venait de terminer son Tor des Glaciers. Et je me suis aperçue que j’avais dormi à côté de John Kelly, le multiple vainqueur de la Barkley, qui marchait en canard complètement boiteux il faut bien l’avouer. Apos et moi, on était en forme. Aucune courbature. Aucune douleur. On l’avait dans les jambes ce Tor on le savait. Et on est retournés en montagne dès le lendemain.
On a fait les comptes ce jour là : 206 km et 15.000 mètres de dénivelé positif pour 86 heures de course. Une belle balade italienne. Alors oui c’est vrai, on ne nous a peut être pas mis de médaille autour du cou. Mais je suis fière de ce qu’on a fait. Et impressionnée aussi. De tout ce qu’on a vécu là haut. Si on avait eu de l’avance sur la barrière, je n’aurais jamais su de quoi mon corps est capable. Je n’aurais pas découvert quelle force hallucinante j’ai en moi. Physique et mentale. Car ça n’avait rien à voir avec tout ce que j’avais vécu auparavant. Je pensais être allée loin, très loin. J’avais tort.
Le parcours ne m’a pas semblé plus difficile qu’un autre. La montagne est toujours difficile. Mais les conditions météorologiques, la longueur de l’épreuve et le contexte du quatrième jour l’ont rendu vraiment particulière.
Je me suis souvent demandée pourquoi je fais ça. Ces courses d’endurance. Ce n’est pas simple à expliquer. Je n’arrivais jamais à savoir vraiment pourquoi j’y revenais. Surtout après la Suisse l’an dernier. Il n’y avait plus le défi de la distance ou du nombre d’heures. Et pourtant j’étais là. Au départ. Après mes premiers ultras de montagne, je savais que j’aimais cette sensation qui arrive après de nombreuses heures. Etre invincible. Maîtriser mon corps. Mes émotions. Vivre une vie et tout ce que ça implique en l’espace de quelques dizaines d’heures. Partager des moments intenses hors du temps, hors de l’espace parfois.
En Italie, j’ai compris. Tout s’est éclairé. J’aime tout simplement la sauvagerie de l’instant. Les instincts primaires. La brutalité mêlée à la douceur. J’aime me sentir animale, tantôt proie, tantôt prédatrice. Loin de nos vies si construites, si planifiées. L’humain a oublié d’où il venait. L’humain a oublié qu’il était un animal. Et ici, après plusieurs nuits sans vraiment dormir, les corps endoloris, et shootés aux endorphines, nous n’étions rien de plus que des animaux. Nous avons fait ressortir ce qu’il y a d’ancré en nous, dans nos gènes, depuis la nuit des temps. Et ça, je ne le vis jamais aussi intensément que là haut, la nuit.
J’ai reçu ici bien plus que ce que j’étais venue chercher. J’ai osé. J’ai souri. J’ai joué. J’ai tenté. J’ai pleuré. J’ai aimé. J’ai donné. Tellement donné. J’ai appris. J’ai douté. J’ai rêvé. J’ai repoussé toutes les limites. Je les ai même dépassées cette nuit là, sans bien savoir où j’étais. Perdue de l’autre côté. J’ai découvert ce que lâcher prise voulait vraiment dire. Et j’ai donné toute ma confiance à l’autre. Mon compagnon de cordée.
Ce n’était pas une course. Non. C’était une parenthèse enchantée. De celles qu’on n’oubliera jamais. Et pour lesquelles on se demandera toujours… Etait-ce réel ?
1 Comment
J’ai beaucoup aimé ton récit. Tu es quelqu’un de forte et qui a de la volonté.
Bravo pour ce que tu as fais
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