Wild. Sauvage. Je pourrais m’arrêter là pour décrire ma longue balade. Tout est dit dans ce mot.
Aller courir au Canada. Fouler ces terres lointaines, se confronter à l’inconnu, se fondre dans ces grands espaces. Comment résister à l’appel du Québec et de son Ultra Trail Harricana du Canada ! Impossible pour moi. L’attraction est trop forte.
Inscrite sur un coup de tête sur la distance reine, le 125 km, cette course devait clôturer en fanfare mon année de trail 2016. Un cadeau, une récompense pour mon entrée sur les ultras. Un voyage dans le voyage. Et il y a tout eu dans cet UTHC. Un condensé de tout ce que représente le trail pour moi, de tout ce que ça implique comme engagement, comme volonté et comme force. Mais aussi tout ce que cela m’apporte. Confiance, fierté, plaisir, rencontres et magie.
Tout a commencé dans un bus scolaire américain. Oui vous savez les gros bus jaunes comme dans les films. Il n’était pas du tout l’heure d’aller à l’école. Mais une bonne bande de joyeux lurons encore un peu endormis avait décidé d’aller courir en forêt aujourd’hui. Un peu plus d’une centaine se présente au départ. C’est peu. C’est aussi cela que j’aime. Les courses longues en petit comité, en toute intimité.
Après un briefing d’avant course rapide et efficace en français et en anglais, nous partons au milieu de la nuit. Il est 2 heures du matin. Pas de ligne de départ très officielle. Juste un petit peloton informel devant l’église de Notre Dame des Monts. C’est émouvant de s’élancer. Je partage ce moment avec Raphaël, un belge rencontré à l’auberge de jeunesse de La Malbaie. Nous sommes tellement heureux d’être là. De galoper au beau milieu du Canada dans la fraîcheur de la nuit noire. Nous sommes chanceux d’être là. Le rythme est bon et stable. Asphalte pendant près de 10 km avec de légers replats, de petites bosses très faciles. Nous suivons la ligne jaune au milieu de la route qui nous rappelle que nous sommes de l’autre côté de l’Atlantique. Le tracé file ensuite en pente douce sur un chemin sablonneux durci par la pluie de la veille. C’est sur cette portion de forêt assez facile que mes premières douleurs apparaissent. Aux cuisses et aux hanches. Est-ce le sol dur depuis près de 15 km ? Est-ce le froid qui me crispe inconsciemment ? Je comprends dès cet instant que je dois me préparer à une journée difficile et éprouvante. Ces douleurs n’arrivent que vers le 50e 60e km habituellement. Je risque de bien m’amuser…
Une tente annonce alors le premier ravitaillement et la première difficulté. Il est 4h15 du matin. Quelques bananes et un bouillon chaud plus tard, nous repartons. Le sentier devient étroit, humide, abrupte. Je laisse Raphaël filer. J’ai besoin de me concentrer. Il me dira le lendemain m’avoir vu rentrer dans ma bulle à ce moment là. Je monte tranquillement, c’est un peu glissant mais ça passe. Je croise certains qui redescendent déjà, c’est un aller retour sur cette portion. Je me sens faible, je m’arrête par instant pour ne pas me mettre en surrégime. Ca y est, il fait encore nuit et je suis déjà seule. Je commence donc à penser aux animaux. Je tape des mains quand j’entends des petits bruits. Il y a une heure, je me disais que le chemin était bien large pour un trail dit sauvage, « wild ». Là, je change d’avis. J’y suis ! En plein dedans !
Le premier instant de magie arrive. Au milieu des cimes des sapins, l’horizon se pare d’une ligne rose orangée qui diffuse les premières lueurs du jour. Je continue à monter en cherchant un peu mon chemin. Ca y est. Je suis au sommet du Mont des Morios. Le ciel est incroyable. Un dégradé profond du bleu nuit au rouge flamboyant. La végétation est rase. Les pierres parsèment le sol. La descente se fait plus facilement. Malgré mes cuisses qui tiraillent, je cours au milieu des racines et des rochers avec aisance. Je rejoins une autre fille qui peine davantage en descente, alors qu’elle filait en montée ! Le soleil s’est levé à présent. Deuxième pointage à La Marmotte. On dirait bien qu’ils commencent à remballer. Je suis dans la queue du peloton, je le sais. Déjà les premiers abandons au talkie, ça promet…
Il faut à présent remonter vers la Noyée. On l’appelle ainsi car elle a le profil d’une femme allongée sur le dos. Au début, je rejoins une piste sableuse fréquentée par les gros 4×4 des chasseurs. Pas grand monde dans le secteur. Un randonneur est derrière moi avec sa radio. Tant mieux. Ca éloignera les bébêtes ! Je rejoins peu à peu la petite blonde anglophone qui s’étire car elle a mal au dos. A plus tard. En réalité, je ne la reverrai jamais. Le soleil réchauffe doucement. Je cherche la rubalise rose par instant car il n’y a pas réellement de chemin en arrivant vers le haut. Je me fraye un chemin au milieu de la végétation. Ca pique, ça griffe, c’est wild ! Ca y est, je n’arrête pas de dire tout fort ce mot, c’est « wild » ! Un écureuil me passe devant. Enfin, je pense que c’est un écureuil ?! Et vas y que je retape des mains en chantant. Au cas où…
La première carte postale canadienne arrive elle aussi. L’immensité, les lacs, la forêt boréale, les grands sapins, la toundra. Tout y est. Je suis dans l’infini. Au sommet, je profite de mon deuxième instant de magie. Il fait si beau. C’est si parfait (surtout quand je ne bouge pas, j’ai moins mal ah ah!).
Je redescends en courant vers le 3e ravito. En tout cas au début, car ensuite cela a été plus difficile de l’atteindre. Sur la fin, on retourne en effet sur un sentier plus humide et glissant. Il faut donc mettre les freins sous peine de chute et les cuisses dégustent encore un peu plus… J’aurais même le temps de ramasser les gros champignons si l’envie m’en prenait… Bienvenue à la Chouette ! Km 44. Il y a deux autres coureurs. Ca rassure, je me sens moins isolée. Je mange une banane. Encore une. Aujourd’hui, je suis un petit singe, c’est la seule chose qui me donne envie. Quelques chips aussi. Et de l’eau. Beaucoup d’eau. Et des électrolytes comme ils disent ici. De la boisson énergétique. Allez je prends. Si ça peut m’enlever ces douleurs aux cuisses, à la fesse et à l’aine.
J’ai peu dormi, fait une sieste avant de me lever à 23h30. Y a pas d’heure pour les braves hi hi ! Alors mes yeux sont fatigués. Et souvent je m’allongerai bien un peu. Heureusement le soleil du matin et la douce chaleur qui commence à imprégner l’air me donne la vitalité qui me manquait. Heureusement aussi le chemin est beaucoup moins technique sur la portion qui suit. Ca remonte légèrement (non mais c’est fini oui ce dénivelé !) puis ça replonge dans des sentiers très caillouteux où j’arrive à courir. Bim encore une pierre ! Difficile de les éviter et de ne pas heurter avec l’avant du pied. J’ai les petits petons dans un sale état, je le sais, ça picote à l’intérieur des chaussures, ça suinte… C’est la vie ! Et je l’ai choisi ah ah (rire jaune).
Jean Fortier, le directeur de course, nous avait prévenu au brief. Chaque kilomètre, vous verrez un panneau avec le décompte des kilomètres restants. C’est pour la sécurité. Certes. Mais ce n’est pas très bon pour notre santé mentale en revanche… C’est amusant au début de voir le panneau 100 Km (tiens je le prends en photo !) mais avec les phases de gros coup dur, c’est tout de suite moins « le fun ». Il te reste 81 km, bonne chance. La petite voix me dit même il te reste 77 km tu es dans une merde pas possible ! Mais là, en fait, il m’en reste 71 et je pose pour la photo. Je me sens bien. C’est mon momentum. Comme d’habitude vers 50 km de course dans les jambes, je suis sur un nuage, sourire aux lèvres, jambes en feu. Allez comprendre…
Je double et je perds de vue les deux coureurs de la Chouette. Je ne les reverrai jamais non plus. Je descends le long d’une ligne à haute tension. Bzz bzz. Je ris en pensant à des bêtises. Il faut s’occuper sans cesse la tête car je n’ai quasiment pas de contact humain. Juste des rencontres très brèves. Alors je pense à ceux que j’aime. J’espère qu’ils pensent à moi eux aussi. Aucun réseau cellulaire sur le parcours, aucun message possible. C’est… wild ça aussi ! Seule avec moi même. Seule contre moi même. Et ça fait déjà presque 10 heures que ça dure !
Une route au loin. Des voitures. Je l’emprunte et je découvre le grand panneau d’entrée du Parc National des Hautes Gorges ! Me voici donc presque à la mi parcours ! Je suis aux anges. Toute heureuse d’avoir atteint ce ravito sous les applaudissements des visiteurs du week-end. Les bénévoles sont aux petits soins avec moi. Une petite bulle de douceur au milieu de ce parcours brut et hostile. On mange quoi ? Chips et banane, on ne change pas une équipe qui gagne !
Le voici mon troisième instant magique. Il va durer trois kilomètres. Un petit sentier touristique aménagé avec des points de vue à couper le souffle sur la rivière Malbaie encaissée au milieu de hautes falaises. Je traverse un pont typiquement américain. Me voici de retour dans ma carte postale. Je longe la rivière à présent. J’ai presque mal aux maxillaires tellement je souris. Voilà pourquoi j’encaisse toute cette souffrance. Pour vivre ça.
Les six kilomètres depuis les Hautes Gorges jusqu’au prochain point d’eau sont quasiment plats. Je les cours tranquillement en moins d’une heure. J’avance bien. Je dépasse un québécois qui marche et me lance bravo ! T’es bonne ! Je pouffe intérieurement. Chez nous, ça n’a pas tout à fait la même connotation mon cher ah ah ! Un autre est dans ma ligne de mire. Je le rattrape au point d’eau Geai Bleu Km 61. Les filles du ravito crient en me voyant arriver. Je lève les bras comme une championne. Elles hurlent encore plus ! Je remplis rapidement mes flasques et je repars. Elles me lancent t’es une machine, t’es incroyable, t’es une machine. Merci.
A présent, le carnage va commencer. Lentement. Mais sûrement. Le coureur est parti très vite, je n’ai pas réussi à le suivre. Ca va être toi et ta solitude maintenant ma chérie. Et c’est reparti pour 15 km de caillasse, de mousse, de champignons, de petits ponts de bois, de branches, de racines. Ca monte lentement, mais toujours. Ca glisse. Impossible de courir là dedans ! Je perds pied quand je m’aperçois de ma si faible progression. C’est interminable. Je voudrais m’arrêter manger car je sens mon énergie disparaître pas après pas. Mais j’ai trop peur. Je vois des ours noirs, un orignal au loin sur le sentier. A chaque fois, ce sont juste des écorces ou des rochers. Ca promet pour la nuit prochaine… J’y ai tellement cru un instant que j’ai soufflé très fort dans mon sifflet. Et chaque feuille qui tombe, je sursaute. Oh merde ! J’en ai marre, j’en ai marre !!
Mes yeux piquent encore. Je voudrais m’allonger, dormir. Mes pieds sont dans un sale état, merci racines de merde. Et trempés car évidemment certains ponts étaient interdits et trop dangereux donc à moi la traversée des ruisseaux sur les pierres glissantes (donc glissade dans l’eau fraîche !). J’avance. Mais à quelle allure ! Je commence à avoir des pensées négatives, à me demander si je serai à temps au prochain ravito Coyote. Stop. Tout à coup, mes yeux se figent. Je bascule. En mode guerrière. Hors de question. J’ai la rage qui monte. Je ne suis pas venue au Canada, je n’ai pas traversé l’Atlantique pour me faire arrêter par une barrière horaire. Il faut que j’arrive à temps. Mais c’est dur. Je voudrais tellement avoir un message d’encouragement, pouvoir m’effondrer dans les bras de quelqu’un. Je gueule tout fort que j’en ai ras le bol, ras le pompon, ras la cacahuète, ras tout ce que vous voulez. De toute façon il n’y a personne ici.
Ca devient plus plat à présent. Je l’avais repéré sur le profil de course. Mais ce n’est pas beaucoup mieux pour courir. Même ma barre de chocolat suffit à peine à me remonter le moral, c’est vous dire… Le clou du spectacle (comique) de l’après-midi, c’est quand j’arrive au bord d’une retenue d’eau, avec une impression de bout du monde, fondue dans la vie sauvage. Ah nan pitié ! Je ne veux pas voir la faune sauvage, le côté sauvage de la flore me suffira là. Le sentier est complètement inondé, je fais comment là ?!! Je passe à droite, je fais la trace comme je peux au milieu de tous ces branchages. Où est-ce que je vais passer là merde ! Je me griffe les bras, le cou, le visage. J’en ai marre, je ne veux plus de ce côté wild ! Je rebrousse chemin et finis par apercevoir du rose. De la rubalise ! Ah il est ici le chemin, un peu plus haut. Ah oui c’est beaucoup mieux ! Merde quelle aventure cet Harricana. Allez quatrième instant magique. C’était Vendredi, heu non Emilie ou la vie sauvage. Mémorable…
Après quasiment 4 heures de lutte, je finis par arriver à Coyote Km 76. C’est encore bon ? Oui tu as 45 minutes d’avance. Tu continues ? Un peu mon neveu !! Je suis ravie de voir deux autres gars assis au ravito en train de manger. Beaucoup moins quand j’apprends qu’ils arrêtent ici… Je comprends que je serai probablement la dernière à passer. Le cut off va se faire derrière moi. Tous ceux que j’ai dépassé ne passeront pas la barrière horaire. Cette fois-ci, je demande l’horaire pour le prochain point de passage. Next : Epervier Km 95 avant 20h42 précises. Je calcule qu’à ma montre, j’aurais 18h22 de course. Les 20 minutes de décalage c’est parce que j’ai chuté sur les 15 km d’enfer. Quelques égratignures sur la main et le coude, ça pique un peu, mais rien de grave. Je suis chanceuse, ça aurait pu faire très mal. Bref, la montre s’est arrêtée et le temps que je m’en aperçoive 20 minutes ont passé. J’avale des gnochis avec ma main dégueulasse, des chips, des morceaux d’orange. C’est pas la grosse faim mais j’avale et je suis concentrée, c’est tout ce qui compte à cet instant. Le directeur de course me jauge rapidement. Il avait prévenu au briefing. Si quelqu’un est trop lent, il peut l’arrêter s’il l’estime judicieux et cela même si le coureur est dans la barrière horaire. Dur dur… Ma hantise. Je sais que je peux, je veux aller au bout.
Bon allez, 18,5 km à faire en 4 heures maxi. Ne pas trainer. Et essayer de conserver mon avance de 45 min. Je peux encore courir. Je peux le faire. C’est ma seule chance. Ils m’ont dit que le sentier serait plus facile. C’est vrai, mais pas toujours. Au début, ce n’est pas l’autoroute et ça monte toujours ! Mais ensuite, ça déroule un peu plus. Je vois quelqu’un au loin, c’est Denis que j’ai rencontré à l’auberge aussi. Je le reconnais de loin avec ses petites clochettes à ours attachées à son sac. Il me dit de filer car je peux courir plus vite que lui. Allez ! Finishers ! On se retrouve à l’arrivée avec la médaille !
Dès que je peux, je cours. J’ai des douleurs terribles mais je cours. Pas le choix. Je récupère le type du point d’eau. Ah te voilà toi ! J’ai fini par te rattraper mon coco ! Il est en mode guerrier lui aussi, ça se voit. On pourrait faire équipe. Mais on reste dans nos bulles. Et on se double et se redouble sans cesse. C’est aussi une façon de faire équipe. Je ne veux pas le lâcher. Quand je le vois filer, je me remets à courir. Les kilomètres défilent. Une trentaine à présent. C’est rien. C’est énorme. Je ne sais plus vraiment. Toujours ces broussailles qui griffent. Et toujours là à me demander si c’est le bon chemin. A chaque virage, je prie pour voir une petite rubalise rose et que ça me conforte dans ma direction. Elles arrivent toujours un peu tard, histoire de m’inquiéter un peu…
De la piste ! Ce matin, je me disais ils m’ont menti pour le côté sauvage, c’est quoi ces grandes routes forestières de cinq mètres de large. Ce soir, j’aurais aimé qu’ils me mentent plus souvent ! Je l’aime cette piste. Je cours. Et voilà encore deux autres gars devant. Ca boîte, ça marche, ça trottine. Mais ça avance. Je les double en me disant que je ne serai pas l’avant dernière. Mais qu’est-ce que je peux être idiote de penser ça à ce moment là ! On s’en fiche de tout ça non ?!
Je joue avec le soleil. Je veux arriver au ravito avant lui. Mais il a gagné. J’ai dû sortir la frontale pour le dernier kilomètre. Je ne voyais vraiment plus rien. Je me serais perdue. Ca applaudit, ça y est. Bienvenue à Epervier. Il me reste 22 km. Il fait nuit. Et il commence à pleuvoir. J’ai une heure d’avance. Donc je prends le temps même si rien ne passe là. J’ai un gros coup de pompe en restant assise. Seuls les bonbons sont très bien passés tout à l’heure en marchant. Des petites frites qui piquent. Hummm. Là, je n’ai plus envie de rien. On verra au prochain ravito.
Les deux gars arrivent. Celui qui court et joue avec moi est déjà reparti en trombe. Pas cool. Moi j’ai peur là. C’est wild, c’est génial, mais la nuit, ça va devenir un peu trop wild pour Mily. Alors ces deux là qui arrivent et me demandent si je veux faire le tronçon avec eux, c’est du pain béni pour moi ! Oui je le veux ! D’autant qu’un ourson est signalé à 5 km de l’arrivée. Et comme la mère n’est jamais bien loin… Les serre files se préparent et attendent Denis pour fermer la course derrière lui. Nous trois, on file ! Et je suis bien contente de les suivre car je repense à cette grosse carcasse en plein milieu du sentier un peu avant. Non mais je rêve encore, c’est une écorce. Non non non, là ce sont bien des os !! Allo quoi ! File loin d’ici !
Ca monte sévère dans la forêt. Sans arrêt. Je pense à mon lit à l’auberge. Je peux presque sentir les draps sur mon corps, la couverture toute chaude, l’oreiller qui m’enveloppe le visage. Ah mon lit je t’aime… Mais réveille toi Mily, il te reste 20 km et tu risques bien de passer encore près de 4 heures dans les bois. Alors avance et concentre toi. Je ferme le petit wagon de trois, emmené par un malgache en mode ouvreur. Le japonais derrière lui répète sans cesse qu’il est fatigué. Oui je sais mon pote, moi aussi. Alors avance et tais toi s’il te plait. Je ne pense plus à rien, je dois avoir une tête de zombie. J’ai les yeux qui piquent, oh mon dieu, j’ai les yeux qui piquent… Allez poulette, cette nuit, tu dors dans ton lit, au chaud !
On monte sans bruit (il faudrait peut être en faire un peu plus d’ailleurs là non ?!!). Il pleut. Je m’en fiche. C’est le cadet de mes soucis. Ca redescend enfin. Evidemment c’est pas simple. Evidemment j’ai mal aux cuisses. Mais vous savez quoi ? Je les emmerde mes cuisses ! Oui je suis vulgaire. Et alors ?! Ah ah. Du plat. Je cours. Et c’est moi qui fais la trace. Suivez moi, on arrive au Split. Je vois la petite lumière rouge au loin.
Tout va bien ? Oui mais je veux mon lit. Il reste 15 km. On se pose cinq minutes, le temps de boire un bon bouillon de poule et d’un coup le type nous dit qu’il nous reste 1h15 pour atteindre le dernier check point avant l’arrivée qui est à 7 km. Ok mais ça grimpe bordel ! On fait comment ?! Le japonais dit que c’est foutu (qu’il m’énerve celui là, retenez moi je vais l’étrangler). On y va. Le malgache se met en mode commando. J’aime. Je refuse d’abdiquer. On ne peut pas se faire arrêter comme ça. A 8 km de l’arrivée ! Jamais ! On file à toute allure (oui bon d’accord façon de parler !). En tout cas, on donne tout en se disant que c’est jouable. Mon ami le japonais dit que ça ne sert à rien d’aller aussi vite, que c’est terminé pour nous. Je comprends alors comment on peut tuer quelqu’un. Je luis dis go, we will be finisher. Je rêve de lui dire shut up and sleep here ! Il ferme la marche à présent, se fait distancer mais recolle en courant. Il sait bien qu’on l’attendrait mais qu’on ne l’attendra pas (vous me suivez ah ah !).
Cette montagne noire, je la hais, elle est interminable. Mais elle n’aura pas ma peau. Je vais te fumer montagne noire, tu ne m’arrêteras pas. J’ai du mal à faire mon relais, je n’arrive pas aller plus vite que le malgache pour donner le rythme. Ca redescend enfin vers le ravito. Je repasse devant car je peux courir plus vite. Le panneau indique 10 km. Oh oui. Oh non. Il reste 2 km à faire en 15 minutes. C’est chaud bouillant. On double deux personnes, je croyais que c’était la tente des bénévoles avec la lumière de leurs frontales au loin… Allez les gars, on avance, il y a le cut off derrière nous !
Ravito Montagne noire. On y est. Enfin. On sera finishers ! La musique à fond. Au milieu de nulle part. J’adore ! J’ai envie de crier, de pleurer, je souris, je n’ai plus la force d’autre chose. Il est 23 heures. Je repars avec le malgache. On est au taquet (mode déambulateur). Ce type a terminé la Diagonale des Fous deux fois en 42 heures. Je suis pas peu fière d’être avec lui ! Il me distance C’est de la piste de nouveau. Je m’en fiche. J’ai retrouvé le canadien du point d’eau qui court encore lui aussi. Je savais bien qu’on finirait ensemble. Je l’ai su il y a 40 km, je l’ai senti.
Et peu à peu, je me retrouve seule sous la pluie battante. Je n’ai plus peur à présent. J’ai mal. Je suis bien. Je l’ai fait, bordel, je l’ai fait !! Il y a des petits marécages encore, je mets les pieds dedans, incapable de rester en équilibre sur des branches. L’odeur… Hummm. Un délice cette vase dans les chaussettes.
Panneau 3 Km. Le déluge. J’adore ce chiffre. 2 Km. Encore un effort. Puis le voilà. Le dernier. C’est quoi ton numéro de dossard me lance un type dans son pick up. 46 ! Oui monsieur, le 46 a tiré le gros lot on dirait bien aujourd’hui ! J’ai réussi. Je marche à présent. Je pourrais courir mais je veux profiter de ce dernier kilomètre. Je marche sous ces torrents d’eau. Je pense à Rico dans le filet de mon sac à dos sous ma veste. C’est l’apocalypse depuis tout à l’heure, je ris en pensant que c’est l’arche de Rico ! Je suis trempée, lessivée, rincée, essorée. Et sans adoucissant sur le parcours s’il vous plaît !
Emilie ! Surprise ! Patrice, le frère de Raphaël, est là. Il m’attendait. Oh mais merci mille fois merci ! Quelle belle rencontre avec ces deux là ! On discute. Tout s’est bien passé pour Rapha, il est arrivé il y a 2 heures. Je suis contente. Il courait pour lui bien sûr, mais aussi pour le petit François et les enfants « extraordinaires » de l’association Api’cap. J’ai pensé à eux tout à l’heure en enfer. On n’y arrive jamais seule… Je marche donc en discutant avec Pat quelques centaines de mètres. Il me laisse arriver seule ensuite à l’approche de l’arche.
Des bénévoles hurlent au loin. Bravo Emilie ! Ils sont géniaux ! Là sous la pluie, dans le froid, ils sont là ! Je ne sais plus trop où je suis et qui je suis. Enfin si. Je sais que je suis arrivée. Et que c’était juste wild ! Cinquième et dernier instant magique. On me met une médaille autour du cou. Celle là, je suis allée la chercher !! Quelle aventure ! JE SUIS LOUP !
Pourquoi je fais ça ? Je n’en sais rien. Mais je peux vous dire que j’aime ça. Et que je recommencerai.
P.S : C’était nul quand j’ai senti les draps sur mon corps et l’oreiller sur mon visage. J’étais blottie bien au chaud sous la couverture et c’est le moment où je me suis mise à grelotter ah ah !!!
P.S (bis) : C’était wild !
Ultra Trail Harricana du Canada – 10 septembre 2016
125 km – 4000 mD+
Scratch : 66e (sur 102) – Femmes : 9e (sur 16) – Catégorie Sénior : 3e (sur 6) – Je le mets parce que c’était une étape de l’Ultra Trail World Tour quand même hi hi !!
8 Comments
Super ce CR! Je n’ai jamais connu la baston avec les barrières horaires, j’imagine que ça doit ajouter pas mal de tension dans la course.
Bravo!
C’est clair que ça ajoute de la tension et du piment ! D’autant plus que je ne les avais pas notées et je n’avais aucune idée d’où j’en étais à un moment clé du parcours… Ca me servira de leçon 🙂 Mais j’avoue, je m’en serais bien passée de ces émotions !
Emilie, ton récit est extraordinaire. Merci d’avoir pris le temps de nous livrer tant de détails, merci pour ce si grand partage. C’est énorme ton expérience, j’ai bu tes lignes car c’est tout ce que tu racontes que j’adore tellement dans le trail même si je ne suis encore qu’une bébé traileuse. “Voilà pourquoi j’encaisse toute cette souffrance. Pour vivre ça” : être au milieu de la nature, admirer tout ce qu’elle a de plus beau à nous offrir, c’est tellement ça. Encore un énorme, très grand bravo à toi.
Merci Anne Claire, contente que mes mots t’aient touché. Cette course était plus qu’une course. Vraiment. Il y aura sûrement un avant et un après Harricana. C’était une expérience incroyable de gambader loin de chez soi, au milieu de nulle part !
Salut Émilie! Bravo pour ton récit detaille de ton exploit! J étais ton co-chambreur à la auberge mais comme je faisais le 65k je ne te ai vu que dans le lit lol. Bravo encore! Sacré défi le 125! Et lire les expériences de chacun est très bénéfique! Bonne continuation et bon voyage!!!
Salut ! Ah c’est rigolo de se retrouver là 🙂 J’en profite pour te remercier car vous avez été adorables dans la chambre, pas un bruit en fin de journée vendredi et dimanche matin ! Je pense que j’ai été un peu plus remuante avec mes réveil et coucher au milieu de la nuit hi hi !!! Dommage que nous n’ayons pas eu le temps de discuter ! J’espère que ta course s’est bien passée également. A bientôt sur les sentiers canadiens, français ou ailleurs qui sait 🙂
Superbe, magnifique récit !
Merci !…
Et bravo !
Merci c’est gentil !