Cela résonne dans ma tête à présent. Et c’est aussi la phrase que l’on me dira par hasard quelques heures plus tard, peu avant d’abandonner mon dossard. Je me sens bien. Je souris. Je suis heureuse. C’en est même troublant. Cette Ronda des Cims, j’en avais pourtant envie, non ?! Pourquoi n’ai je pas cette rage qui monte en moi ? Pourquoi ne vais je pas chercher au fond de mes tripes cette envie de rattraper le temps perdu ? Pourquoi n’ai je pas la lutte vissée au corps ? Parce que la montagne sera toujours là demain.
Que s’est-il passé dans ces montagnes andorranes ? Comment ai je pu être aussi étourdie, aussi nonchalante pour commettre une erreur pareille ? Je n’ai toujours pas compris. Cette course allait être difficile, éprouvante, et j’en ai fait le dossard le plus rocambolesque qui soit. J’ai presque honte à prendre cela à la légère. Autour de moi, je vos tellement de femmes et d’hommes en faire… toute une montagne ! L’ultra trail, j’aime ça. Mais être là, présente, vivante, au milieu de cette immense et impénétrable nature, c’est plus fort que tout. Et au fond, depuis qu’on a perdu près de deux heures avec Vincent en se trompant de trace, il n’y a plus personne. La montagne et nous. Et c’est à peu près tout ce que je préfère.
Lors du départ à Ordino, je suis détendue. Encore concentrée et songeuse à ce qui m’attend. 170 km et 13500 m de dénivelé positif. J’ai oublié les petits signes que je voulais oublier. Ma bonne nuit de sommeil, détendue, tandis que j’aurais dû peiner à m’endormir une veille de course. Cet oiseau mort sur le rebord de la fenêtre de ma chambre d’hôtel pour m’accueillir. Que j’ai immédiatement associé à de la mauvaise augure. Oui c’est absurde. Pauvre petit oiseau. Qui a dû se briser le cou contre la fenêtre.
J’aime ce village. Le clocher. La pierre des maisons et les pavés des ruelles. L’âme. Ordino, à bientôt ! Le petit troupeau s’étire doucement. Le rythme régulier. Très vite, nous montons vers le col Ferreroles. Peu à peu, le silence se fait. Comme par respect pour l’aventure incroyable qui nous attend. Et aussi parce que la pente s’accentue. Dans les sapins. Puis au-dessus. Dans la belle pelouse ponctuée de racines et de rochers. Je n’ai pas encore sorti les bâtons. On verra après le premier ravito au Km 21. Le soleil chauffe déjà. Le ciel bleu est jaloux du vert intense sous nos pas et tranche avec les petits drapeaux rouges plantés de temps en temps pour nous indiquer le chemin à prendre.
La montée se poursuit. Je rejoins des lignes d’horizon, les unes après les autres. L’altitude continue de s’élever. Un rocher immense constitue un merveilleux promontoire d’observation et un confortable fauteuil. Peu s’arrêtent. Sauf pour reprendre leur souffle. C’est le temps pour moi de manger un peu car je suis partie le ventre quasiment vide. Après trois heures de course, il est temps de reprendre de l’énergie. Je n’ai pas envie que le peloton m’impose un rythme. Son rythme. Je me focalise sur mes propres sensations. En ultra, il s’agit de soi et c’est tout. Personne ne m’a jamais permis de terminer une course, hormis mon corps et mon envie. Et quand les écarts se creusent, quand l’espace se crée, je me sens plus confiante.
Les premiers névés sont là, tout autour de nous. Vincent est là aussi. Il a souhaité partir lentement et fait des images. L’homme au chapeau de paille. On rit. Avant le drame. Les premiers lacs d’altitude apparaissent. Je suis sous le charme. Et que dire du sentier qui chemine vers le refuge de Sorteny ? Baigné de lumière, il est suivi par l’eau calme qui se fraie un lit au milieu des rochers et accélère au fur et à mesure de la descente. Les fleurs explosent en mille couleurs vives. Jaune, fuchsia, violet. A cet instant, tout peut bien s’arrêter, je suis ici. Et je vole, je cours comme une petite fille.
C’est tout ce dont je me souviens. Et de Vincent qui reconnaît la piste de Sorteny en m’indiquant que ce sera aussi celle où nous passerons dimanche. Mais où est donc ce ravito ? Nous descendons en forêt. Cela m’ennuie qu’on descende plus bas car nous sommes déjà à 1700 m d’altitude et le refuge est à 1900. Autrement dit il faudra remonter. Encore un piège qui n’apparaît pas sur le profil de course ! Comme ces descentes de ravines à la Réunion sur la Diagonale. Je ne m’inquiète pas plus que ça. Les gens croisés nous applaudissent. Bravo ! Vincent file devant. On se retrouvera au ravito.
Le temps et les kilomètres passent vite. Etrange. Un hameau. Le ravito doit être ici. Le sentier continue plus bas. Et plus personne depuis un bout de temps. Ca alors ?! Et Vincent, où est-il ? Un pressentiment. J’ai compris. Vincent ! Je visualise tout à coup l’arrivée dans Ordino ! Ce n’est pas possible d’être aussi bas. On a compris au même moment à distance et rallumons nos téléphones pour communiquer. On est trop bas. On a dû rater une balise, le croisement et on est sur la trace finale vers Ordino !
Je remonte. Enervée. Enragée. Abattue. Que faire ? Le destin. Ce matin j’ai tiré au sort un de ces petits papiers que j’aime tant. Il était écrit « les obstacles et les problèmes ne pourront pas t’arrêter ». Je me répète sans cesse ces mots. Comme un mantra. Je me calme. En cinq minutes, je me reconcentre et lâche prise en même temps. Mon objectif est de ne pas perdre d’énergie inutilement et de laisser venir les choses. J’étais focus sur cette barrière horaire de la Margineda au Km 73 à 9 h du matin demain et pensais être capable de la passer à 7 h. Pour être confortable. A présent, je n’ai plus d’avance sur cette estimation. J’ai tout perdu. On vient de perdre 1h45. Car il faut remonter. 180 km et 14000 D+. Nouvel objectif. Imbécile !
Vincent me rejoint. Il est très en colère. Il fulmine. Cela ne sert à rien mais ça fait du bien. J’essaie de ne pas être poreuse à ses émotions et de rester dans ma bulle de bonheur du sentier recouvert de fleurs de tout à l’heure. J’y retourne en pensées. J’y suis bien. Quelle chance d’être là. Allons jouer ! Allons tenter de passer cette barrière horaire ! Avec ce nouvel handicap.
Refuge de Sorteny. Les tables sont vides. Tout est rangé. La fête est finie. A l’intérieur, on nous a gardé à manger. Je me gave de pastèques, melons et d’un peu de fromage. Il ne faut pas trainer. Juste le temps d’expliquer notre mésaventure aux bénévoles et de nous ressaisir. Ne rien lâcher. Les derniers ont quitté le ravito il y a 45 minutes. Objectif : recoller à la course avant le prochain ravito. Je sors les bâtons. J’ai besoin d’aide et de toute mon énergie là. Allons y.
Pas après pas, nous montons vers Portella Rialp. Le rythme est régulier. Pas celui des grands jours. Mais pas celui non plus d’une queue de peloton. Au début de l’ascension, je n’ai qu’une idée en tête : repérer au loin des silhouettes à rattraper. Mais heure après heure, on ne voit toujours rien. Seuls les rochers et les névés sont là haut. A nous attendre. Je reprends mon petit rythme de croisière. Vincent pourrait partir. Il passera la barrière horaire sans problème, c’est sûr. Pourquoi reste t-il ? Ca m’énerve de le priver de sa course. Il a fait une erreur mais j’aurais dû réagir plus vite en voyant l’altitude diminuer dangereusement sur ma montre. Je suis aussi responsable que lui. Alors pourquoi ne me laisse t-il pas ? Reste concentrée Emilie.
La montée se poursuit. La ligne de crête se rapproche. L’atmosphère change. La température diminue. La neige se fait plus présente. Nous arrivons au col. C’est sublime. A 360 degrés, quelque chose à admirer. A 2500 m, nous sommes encore entourés de sommets. J’aime marcher dans la neige. Ce bruit, cette sensation unique. L’ascension m’a permis de réfléchir. Je ne sais as si j’ai envie de me faire mal pour rattraper les autres, que je ne vois toujours pas à l’horizon. C’est tellement beau. Je suis partagée entre la traileuse et la randonneuse. Qui suis-je aujourd’hui ? Qui suis-je tout simplement ?
Nous redescendons vers le ravito d’Arcalis. Avec des soubresauts à passer. Le premier m’épuisera. Il est 15h55. Les hymnes. Je fredonne la Marseillaise. J’aurais aimé voir ce match. France-Uruguay. Je monte en pensant au jeu. Allez les petits bleus ! Allez Mimi ! On va y arriver. Monte. Ne lâche pas. Mi temps. Je prends une pâte de fruits. J’y pense. Et pourtant je n’allume pas mon téléphone. J’avais même pris du maquillage bleu blanc rouge mais je n’ai pas la force. Et ça suffit les bêtises pour aujourd’hui il me semble. D’autant que Vincent est toujours là. Devant. A ralentir et lever le pied pour se caler sur ma cadence.
Ce ravito qui n’arrive jamais. On le voit au loin. En haut. Puis en bas. Dernière montée le long du ruisseau. Des randonneurs. Ah non. Des coureurs ! Deux gars que l’on double. Enfin. Même si je me dis qu’ils vont sûrement abandonner vu leur état. Il est 17h40. Ravito d’Arcalis. Je pensais y être vers 15 heures… Arrête Emilie. Finies les estimations. Avance et c’est tout.
Tout le monde nous trouve encore frais. Oui c’est vrai, la fatigue n’est pas encore installée. Je commence même à ressentir une certaine habitude de course qui arrive. Et qui dit habitude dit prendre son temps au ravito. Je suis du genre à rester 30 minutes. Là ce sera 15-20 minutes âprement arrachées à Vincent. J’enlève mon sac. Il hallucine. Je m’assois. Il hallucine. Je mange tranquille. Il hallucine. J’ai besoin de ces moments là. Je sais que cela fait partie de ma course. Mon carburant pour aller loin. Pas vite. Mais loin. Sans jamais lâcher et m’écrouler à terre. Alors je refuse de changer cela. Je lui dis encore de filer, de faire sa course. J’ai l’habitude de me gérer seule en montagne. Je n’ai pas peur. J’ai compris qu’il ne me laissera pas. Vu notre rythme de progression, on nous murmure que c’est encore possible de passer la BH. Alors j’y crois. Et c’est vrai que j’en suis capable. Mais je ne veux pas arriver KO là bas en puisant trop loin. Allons y. Allons voir au Km 44.
La montée d’Arcalis. Les paroles d’Apostolos raisonnent dans ma tête. Arcalis. C’est donc ici que mes jambes sont censées décéder. J’ai froid. Dans la brume, on se couvre. Il n’est que 18h et j’ai froid. Je redoute la nuit. Monter à 3000 m dans la neige. Je n’ai pas envie d’avoir froid. A force de passer dans les ruisseaux, mes pieds sont trempés d’eau glacée. Je m’arrête pour essorer mes chaussettes. J’ai comme des petites crampes qui arrivent sous la plante des pieds. Je prends garde à ne pas les laisser venir vraiment. Pas de mouvements brusques. Se détendre. Eviter les contractions. Et on repart.
La neige. Facile. Inutile de mettre les chaines. Plus j’y pense et plus je comprends que c’est impossible. Je regarde le profil sur le dossard, jauge ma vitesse d’ascension et de descente. Prendre en compte les névés. Ca ne passera jamais. Pourtant on vient de faire 500 D+ en moins d’une heure. Je ne sais pas. Je ne comprends pas. Pourquoi j’irais vite pour arriver cuite à la Margineda et ne pas pouvoir poursuivre ? Il restera plus de 30 heures encore ensuite. Mon idée est d’aller au bout. Mais là. C’est comme un signe. Je négocie avec moi même. Je me sens bien. Je dresse tous les scenarii. Un seul revient. Je randonne. Je suis heureuse. Et la montagne sera toujours là demain. Pourquoi ne pas arrêter et dormir pour repartir demain ? Sans dossard. Mais tout aussi heureuse. C’est devenu comme une évidence à présent.
Arcalis. Je commence à basculer. Vincent n’est pas beaucoup plus motivé. Nous passons par toutes les phases. Envie, volonté, nonchalance, facilité. Poursuivons et décidons plus tard. Nous redescendons au milieu des pierres acérées, coupantes. Une corde pour se maintenir dans la descente du grand névé. Je glisse sans cesse. Précautionneuse. Car si je tombe en contrebas, c’est bain d’eau glacée assuré. Ce paysage minéral est sensationnel. Pas envie d’être ailleurs. Des étangs. De toute les tailles, de toutes les formes sur le parcours. Verts d’eau. Il fait frais là haut. Les rayons percent les nuages de temps en temps. Une petite plateforme. Parfaite pour un bivouac. A cet instant, je voudrais juste rester ici. Passer la nuit sous les étoiles. Vincent me dit qu’il va refaire de la randonnée. Oui. Je crois bien que c’est ça la montagne.
Dernière ascension. Mais je ne le sais pas encore. Quoique… Clot Cavall. C’est difficile. Ce ressaut. Monter. Toujours monter. Je détaille mon dossard. Je compte. J’estime. Non je n’arriverai pas à temps demain matin. Je rends mon tablier. Enfin… mon numéro. 89. Je ne ferai pas la révolution aujourd’hui. Je veux poursuivre mon état de plaisir et de bonheur. Et je préfère décider. Je ne veux pas qu’on m’impose un arrêt forcé à la Margineda après tant d’efforts. Je veux garder le contrôle. Je dis à Vincent que je vais stopper au ravito avant la nuit. Pour profiter pleinement de la journée de demain. Il me déballe ses 1001 raisons d’arrêter lui aussi. Nous poursuivons. Plus légers.
Au sommet, c’est sublime. Nous sommes sur une ligne de crête. Avec une vue panoramique sur la chaîne pyrénéenne, le Comapedrosa et tous les pics aux alentours. Quelle magie dans l’air. Je laisse Vincent filer. Se faire plaisir. Je profite et descends en trottinant, les yeux ne sachant plus très bien où donner de la tête. Ce n’est pas grave. Je n’ai eu de cesse de répéter cette phrase aujourd’hui. Non pas pour tenter de me convaincre. Non. Je le pensais sincèrement. J’ai passé une journée mémorable en Andorre. J’ai cette chance d’avoir l’énergie, le courage de prendre le départ de ces courses de montagne incroyables, de vivre cela. Je suis tellement heureuse dans ces montagnes. Au calme. Au milieu de l’infini et comme pour l’éternité.
Pointage en contrebas à 3 km du refuge. Je discute avec une bénévole qui connaît déjà nos déboires du jour. La montagne sera toujours là demain. Oui. C’est tellement ça. Merci d’être là. Comme si ma conscience était là devant moi à cet instant, devant cette cabane, à me parler. Je prends mon temps à présent. Je m’assieds au bord du sentier. Je consulte mes messages, réponds aux proches et… la France a battu l’Uruguay 2 à 0. Belle fin de course ! Je chantonne en bleu. Le soleil se couche et le ciel se pare de rose. Je regarde, tranquille, reconnaissante de cette Nature. En bas, les lumières d’Ordino s’allument une à une. La course Mitic va bientôt partir. Bonne route à vous. J’envoie quelques derniers messages d’encouragement. Et je repars vers le Pla d’Estany.
La nuit tombe. Je ne veux pas mettre la frontale. Mais arrivée au bord de l’étang, je ne vois plus rien. Je mets la frontale. Et rejoins le refuge de l’autre côté. Au pied du Pic du Comapedrosa. Sous la neige. A 3000 m d’altitude. C’est mystique dans la pénombre. Et c’est terminé. Dossard 89. Hors course.
Epilogue…
Je ne saurais jamais si j’aurais pu passer cette barrière horaire. Avec le recul et la lucidité, je me dis que c’était fort possible. Juste. Mais possible. En revanche, je n’aurais jamais pu terminer la course puisqu’elle a été neutralisée puis arrêtée pour la majorité des coureurs le lendemain après midi. L’orage violent, la grêle, les éléments ont contraint l’organisation à prendre cette décision. Tandis que j’étais bien au chaud au bord de la piscine de mon hôtel. Au fond, je crois tout simplement que c’était ce qui pouvait m’arriver de mieux en Andorre. On ne se souviendra pas des médailles. On se souviendra des instants précieux. Et tout ce qui compte, c’est d’être heureux.
Ronda dels Cims, Andorre
6 juillet 2018
Arrêt au Km 44, ravito du Pla d’Estany
Photos : Vincent Gaudin – Emilie Dalibert